Exhibit B : faut-il tout montrer ?

Manifestation contre Exhibit B à Paris
Le 11-12-2014
Par Moïse Gomis

Le tribunal administratif de Paris a tranché : le spectacle Exhibit B n'est pas interdit et il « ne porte pas atteinte au respect de la dignité de la personne humaine ». Certainement jusqu'au prochain rebondissement (ou non) puisque le collectif d'artistes et d'associations qui avait déposé le référé, a la possibilité de faire appel.

 

Vue de loin,  la polémique ultra-médiatisée autour de la création du sud africain Brett BAILEY, en cette fin d'année 2014, semble être une de ces « battles » verbales dont  la
France a le secret. Pourtant il ne s'agit pas d'un énième débat entre-soi, stérile ou factice de la sphère médiatique parisienne. Non au contraire, il s'agit bien  d'un moment, oui un moment,  révélateur de l'état des imaginaires d'une France qui n'en finit pas d'avoir peur d'elle même. Peur de se regarder en face telle qu'elle est aujourd'hui. Dans une société pourtant déjà entrée « à l'insu de son plein gré » dans l'ère du multiculturel et du métissé, de prime abord il est difficile et ardu de questionner et de se questionner sur le regard entre Blanc(he)s et Noir(e)s au XXIème siècle. Et pourtant toute cette tension sur les épidermes, qui se cristallise à partir du retour  dans notre hexagone,  de cette expo-performance, de ces douze tableaux vivants et hors normes, est saine et salutaire.

 


Un débat indispensable

La Justice a rendu son verdict, souverain et équitable. Si elle a clôt une séquence qui aurait pu basculer, glisser vers des paroles et des actes irréparables en d'autres périodes (il y a néanmoins eu quand même des bousculades devant et dedans le Théâtre Gérard Philippe, une vitre brisée...), elle ne doit en aucun cas  ponctuer définitivement un débat complexe et introspectif, qui ne demande qu'à se libérer des postures et des impostures. Car il est grand temps que s'ouvre enfin comme l'espérait Albert Memmi* un dialogue ouvert, fécond et croisé entre descendants « du colonisateur et du colonisé ».

 

Un malaise récurrent

En octobre-novembre-décembre 2005, une  déferlante  inondait des  médias du monde entier en mal de sensations (mais aussi de médias bien de chez nous) et analysait les révoltes urbaines consécutives à la mort tragique de Zyed et Bouna, avec une grille de lecture inspirée par les réflexions étriquées et caricaturales, les considérations essentialistes et nausébondes d'intellectuel(le)s réactionnaires et/ou identitaires. Sur le soit disant rôle joué par une jeunesse noire de France.  De nombreux rapports et d'enquêtes ont eu beau démontrer scientifiquement et a posteriori, la participation plurielle des moins de 25 ans, urbains et ruraux de France et de Navarre. Le mal était fait... Plus tard en dehors de certains cercles (toujours périphériques), ni les grèves massives et générales aux Antilles conduites par le LKP (Lyannaj Kont Profytassion) en 2009, ni les 50 ans des indépendances africaines en 2010 n'ont permis d'engager  véritablement un débat nécessaire, mature et profond sur la compréhension du rapport Noir-Blanc dans la France contemporaine.
 

controverse raciale

En cette fin d'automne 2014, les programmateurs du Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis et du 104 de Paris ne s'attendaient vraisemblablement pas aux manifestations d'hostilité devant leurs portes. Si le précédent anglais en septembre avec la fermeture de l'expo au centre Barbican de Londres les avait mis sur leur garde, l'étape « paisible » de Poitiers (à l'instar des présentations sans encombre ailleurs en Europe et en Afrique depuis 2012) les avait confortés dans leur choix.  Il aura suffit d'une mobilisation sur les réseaux sociaux à partir d'une pétition, pour faire dériver Exhibit B très rapidement de l'artistique à la controverse raciale.

 

Droit de créer, droit de manifester

Brett Bailey a le droit, en tant que créateur libre, de soumettre au monde entier son point de vue personnel à la fois esthétique et politique sur la condition des Noirs d'hier et d'aujourd'hui. Sans entrave et sans censure. De leur côté, ses opposants ont tout autant le droit, en tant que citoyens debout, d'énoncer leur malaise et d'exprimer leur ressenti au sujet de son exhibition, même s'ils n'ont pas vu (ou voulu voir) ce qu'ils considèrent comme un« remake des zoos humains ».  



Exhibit B est une expérience dure mais incarnée. Et c'est bien là où réside son mérite, car vue ou pas vue, elle se vit forcément de façon singulière et personnelle. Intime. Et sa vocation est de ne pas laisser indifférent ; donc forcément, la trajectoire des réactions et débats actuels provoqués par son  onde de choc ne doit pas nous tétaniser. Cela fait bien longtemps, qu'on veuille ou non, que les relations interpersonnelles et amoureuses ont fait bouger de façon irréversible les lignes en France. Nous nous reconnaissons dans tout miroir tendu, comme uns et indivisibles. Pluriels et hybrides. Et c'est une force.

 



*Ecrivain franco-tunisien, auteur notamment du « Portrait du colonisé, portrait du colonisateur » (1957)

 

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