
Empowerment - RU

L’académie française n’est pas prête de reconnaître cet anglicisme ; mais pour enrober les concepts défendus depuis des décennies, des banlieues de Chicago aux tribunes de Porto Alegre, mieux vaut un bon anglicisme que rien du tout. Surtout quand on se ruine vainement le cerveau depuis 1989 avec la politique de la ville, sans parvenir à réellement lutter contre la lente ghettoïsation des banlieues –tout juste à empêcher qu’elle ne se renforce encore plus.
Saupoudrer les aides aux citoyens
Tel est le constat fatal à nouveau théorisé dans deux nouveaux essais publiés coup sur coup, par des spécialistes des banlieues, le sociologue Didier Lapeyronnie et le journaliste Luc Bronner (sans parler de Jacques Donzelot). Cette fois-ci le mot tant redouté est lancé : ghetto. Même le plus gauchiste des analystes, Loïc Waquant, refusant d’assimiler la France aux USA, s’ingéniait depuis toujours à ne pas l’employer. Pourtant, après des années de demi-mesures et de quarts de dispositifs de « droit commun » tournant autour du pot des banlieues sans oser les aborder frontalement –ZUS, Emplois-jeunes, FASILD…- on a fini par essayer –un peu- la rénovation urbaine, première tentative concertée depuis les annonces sempiternelles de Plan Marshall pour les banlieues, aussi rituelles et oubliées que le droit de vote des immigrés. Borloo a lancé en 2003 le programme ANRU, en oubliant au passage que le plus important était l’humain et pas le bâti –vision étonnement technocratique pour un homme qui a tant mouillé la chemise pour améliorer le quotidien des valenciennois. Et là encore, beaucoup pour le béton, mais peu pour les piétons. Comme dans les années 50-60. On retape, pardon, on « réhabilite », on « résidencialise », on reconstruit (moins qu’on a détruit, cherchez l’erreur en période de crise du logement-), et on rase -pas gratis, loin s’en faut. Mais les dispositifs d’accompagnement sociaux de ces projets, c’est-à-dire les budgets qui vont à des vrais gens, sont plus que saupoudrés : CUCS et ACSé prétendent lutter pour la formation, la scolarisation, l’insertion, le soutien aux associations, mais dans la confusion la plus totale, sans stratégie commune lisible. Et avec des méthodes aberrantes voire scandaleuses : lourdeurs administratives, changements permanents de cap des bailleurs, précarité des soutiens, ridicule des sommes allouées, retards de paiements effarants… la précarité des associations, derniers remparts de la cohésion sociale dans les banlieues est ainsi entretenue par les acteurs institutionnels. Sauf pour quelques projets phares, soutenues pour des raisons médiatiques ou souvent peu compréhensibles (disons : politiques).
Engraisser les experts
Pourtant ce champ de ruines profite à quelques acteurs : les experts patentés ès-politique de la ville, les cabinets de conseil en urbanisme, les auditeurs et consultants en démocratie locale, les ergonomes du quotidien et les ergoteurs du bâti, les cabinets d’architectes et les spécialistes de la sécurité. Bref, tout le monde sauf les habitants, qui regardent passer les trains de billets filer vers les centre-ville où résident ces spécialistes de la misère –bientôt rejoints par les nouveaux apôtres libéraux du social business, ces vautours qui lorgnent sur le magot décati de la politique de la ville avec leurs nouveaux outils, canines forgées outre-atlantique dans la vallée des larmes des ghettos raciaux. Une armada d’experts en costume-cravate, armée de cadastres et plans de coupe, de maquettes 3-D, de projets en images de synthèse, de business plans, de modèles sophistiqués, formés dans les meilleures écoles de commerce, dans les salons des grandes entreprises de BTP, dans les antichambres des chefs de cabinet des collectivités locales et des communautés d’agglomérations, dans les cénacles feutrés des ministères amers, tous ces braves soldats de la République du Centre-ville ont toujours eu du mal à réaliser la démocratie qu’ils prônent dans les discours. Les habitants ne sont pas assez pros pour décider, ni même pour participer aux décisions. Trop longs à former. Cela gonflerait les budgets. Il doivent écouter les comptes-rendus publics, applaudir aux restitutions, agréer aux projets, valider les plans, mais que ne participent-ils aux décisions ! Ils ne sont pas compétents. Et surtout, ils risqueraient de capter une partie de la rente de la politique de la ville, celle qui engraisse tant d’experts.
Auto-organisation
Pourtant çà et là, fusent quelques idées. On parle de micro-crédit. On tente timidement la démocratie participative. On évoque partout la nécessité de consulter les citoyens et de les associer aux choix urbanistiques.
Et si on s’y mettait vraiment ? Il y a plus de dix ans, des précurseurs (Charles Rozjman et Yazid Kherfi, avec l’association Thérapie & Transformation sociale par exemple- organisaient dans certaines banlieues des groupes de parole et de travail réunissant habitants, élus et responsables de projets, agents de la fonction publique etc). Et chose incroyable -ces gens venaient aux réunions ! Enfin, pas toujours, mais quand même. Et pourquoi ? Osons le dire : notamment parce que tous étaient rémunérés ! Oui, même les habitants ! C’est-à-dire qu’ils étaient mis sur un pied d’égalité. Et formés, s’il le fallait. Leur parole avait autant de poids, leur temps passé à la lente et pénible élaboration de la vie locale, du consensus, était autant pris en compte que les plans sur la comète des spécialistes qui se téléportent depuis leur centre-ville pour proposer des concepts qu’ils n’auront pas à vivre ou à subir, vu qu’ils ne résident jamais dans les lieux qu’ils aménagent. Cette pratique extrêmement simple, comparable aux fameuses conférences de citoyens tant réclamées dans la sphère écologiste (et si peu pratiquée par les institutions, sauf sur quelques sujets liés aux nouvelles technologies), pourrait ainsi trouver des applications micro-locales multiples. Bien entendu, les lobbies des experts et des bétonneurs feraient la bronca, leurs budgets s’en trouvant d’autant rognés, au profit des citoyens ordinaires. Mais c’est une évidence : il ne saurait y avoir de démocratie participative sans budget participatif, pas besoin de s’appeler Hugo Chavez et de créer des comités bolivariens pour cela. Que réclamait récemment la fédération Slum Dwellers International au Forum social Urbain de Rio ? « Miser sur la capacité des communautés pauvres à mobiliser une épargne collective et à mettre elles-mêmes en œuvre leurs solutions, mieux adaptées et moins chères que les programmes officiels ». Le soutien au micro-crédit (comme le pratique l’ADIE en France), inspiré des pratiques de la Grameen Bank et les théories misant sur de soutien à l’auto-construction voire même à l’économie informelle (théories nées dans pays dits « en développement »), vont dans le même sens. En Seine-Saint-Denis, mais aussi ailleurs, des expériences de co-décision de certaines affectations budgétaires par des comités de quartier existent. Aux USA, rendre les habitants ordinaires des quartiers pauvres capables de devenir des citoyens actifs qui se mobilisent pour le « développement local », la vie de la cité, et leur propre « sortie du ghetto » s’appelle empowerment. N’oublions pas qu’Obama a vécu cette expérience de community organiser à Chicago, dans sa jeunesse, à mi-chemin entre éducation populaire, travail social et engagement politique. Tout comme Amyarta Sen, la dernière prix Nobel d’économie, Elinor Ostrom, a été récompensée « pour avoir démontré comment les biens communs peuvent être efficacement gérés par des associations d'usagers » (par exemple dans la gestion à la fois économiquement optimale et écologiquement durable des réserves halieutiques par des petites communautés de pêcheurs). Quand est-ce que les institutions françaises inciteront à l’implication locale des citoyens dans les banlieues les plus déshéritées ?
Le budget participatif, est-ce si compliqué ? Il n’est pas impossible qu’un jour les élites politiques finissent par se convertir à ce type de pratiques, ce qui permettrait de faire rendre gorge définitivement à 50 ans de délire urbanistique misant sur le « zonage » (division de l’espace entre travail, résidence, loisirs), ou au contraire sur l’hyper-concentration.
Erwan Ruty - Ressources Urbaines