Ecrans toujours pâles : « On ne subventionne pas au kilo de beur ! »

Le 26-06-2013
Par Erwan Ruty

En 2010, Bernard Spitz présentait à Yazid Sabeg, le « monsieur diversité » de Nicolas Sarkozy, un rapport accablant sur l'état de la représentation des minorités dans les médias en France. Une somme éloquente et très fouillée qui faisait elle-même suite à un intense travail de lobbying du club Averroès, de la part d'élites du monde des médias, de l'entrepreneuriat et du show-biz. Et à la propulsion télégénique d'Harry Roselmack au JT de 20 heures de TF1. Depuis, on en est revenu... Qu'en pense la responsable de la culture à l'Acsé, Fadila Méhal ?

 
« Au début, on avait deux écueils : d'abord, la qualité. On nous disait que nos films étaient des films tracts. Après cinq ans, on a fini par faire comprendre que les cinéastes des quartiers populaires sont des cinéastes comme les autres. On a fait démarrer des Bouchareb, Bensalah... ces réalisateurs sont d'abord des auteurs, mais que personne ne voulait faire travailler. Quand Chirac a constitué la commission, il a dit : le CNC, c'est la culture, l'Acsé, c'est le social. Mais depuis, on a été reconnu par la critique, par Cannes etc. En parallèle, on a fait émerger de jeunes structures, comme DACP, qui fédèrent certains de ces auteurs. Le deuxième écueil, c'est : « votre cinéma est « segmentant » [comprendre « communautaire », ndlr], donc vous passerez en troisième partie de soirée. Mais parfois, le spécifique touche l'universel, dans le documentaire notamment, mais pas seulement : le public est prêt. La comédie, par exemple, est devenue un filon. On est bankable ! Et le premier épisode d'Aïcha, parfois décrié, a été l'une des plus grosses audiences de France 3. Un autre signe : les producteurs d'Intouchable ne sont pas venus nous voir, pas plus que ceux qui ont fait le film sur la Marche des beurs ! Les diffuseurs n'ont plus de mal à financer ces thématiques. On a réussi, et aujourd'hui, les auteurs nous considèrent presque comme un label, alors qu'avant, on n'avait que eux qui étaient rejetés ailleurs ! » 
 

Il y a une vraie évolution dans le paysage. 

« Il y a un autre débat, qui est celui de la couleur, de la diversité. Certains viennent nous voir en faisant valoir qu'ils ont des Noirs ou des Arabes dans leurs projets. Mais on n'a pas à financer la couleur de peau ! On ne subventionne pas au kilo de beur ! On aide ceux qui ne sont pas dans les stéréotypes. Mais il y a une vraie évolution dans le paysage. Le CSA y a aidé, avec ses baromètres (même si beaucoup peuvent se prévaloir de bons chiffres en raison des séries américaines, qui, elles, montrent plus de diversité. Et on peut se dire que cette question évolue aussi grâce à des Nabilla ou des Zahia !). De même que la commission diversité des France télévisions ou la fondation TF1. Quant à Canal +, ils disent clairement que leur public appartient à cette nouvelle France-là. Ces programmes sont naturels chez eux. Pourtant, on a l'impression d'arriver à un palier, après le rapport Spitz. Même si l'information fait maintenant partie de notre cahier des charges, et que du coup on aide le Bondy blog Café [porté par Nordine Nabili, NDLR] ou Egaux mais pas trop [porté par Rokhaya Diallo, NDLR] »
 
En terme d'image, on est passé d'une image misérabiliste, un traitement social, à un traitement plus léger, avec de l'humour. Et on touche un public beaucoup plus large

Une nouvelle manière de voir l'histoire de France

« En terme d'image, on est passé d'une image misérabiliste, un traitement social, à un traitement plus léger, avec de l'humour. Et on touche un public beaucoup plus large, sans être moralisateur. Le regard dominant change. Le cinéma français est nombriliste, avec ses histoires de couple, et son peu de prise en compte de la réalité sociale, de l'altérité. Y compris avec des héros issus de classes moyennes, ou des couples mixtes. Il y a un retour de la question de la mémoire, de la question coloniale : cela s'inscrit dans une nouvelle manière de voir l'histoire de France, et participe à l'émergence d'un inconscient collectif qui prenne en compte ces questions, par le truchement de portraits (avec La Vénus noire, Alexandre Dumas, ou le chevalier Saint-George) »
 
« Il y a encore des efforts à faire : consolider les sociétés de production, et changer l'exposition de ces films, pour ne pas être en troisième partie de soirée. Autre problème : on ne sait pas à quel point notre catalogue a contribué à faire évoluer les mentalités : Benguigui, pour Aïcha, a reçu autant de lettres d'insultes que de félicitations ! Mais on est passé d'une diversité quantitative à une diversité qualitative : c'est maintenant le contenu, le traitement qui compte. Et avoir un Roselmack qui cautionne des contre-vérités sur les quartiers est contre-productif ! ».
 
 
Safia Lebdi, présidente de la commission du film à la Région Île-de-France : « Je défends ceux qui ne sont jamais défendus »
« Le problème, avec la banlieue, c'est l'aide à l'écriture. Difficile à obtenir au CNC, en raison de son caractère national. Les associations de banlieue ont été les premières au courant quand ce dispositif a été créé. Moi, c'est ça, mon rôle : quand je vois des projets qui viennent de banlieue, je les mets au-dessus de la pile. Je défends ceux qui ne sont jamais défendus. Ceux qui viennent de l'autre côté du périph'. J'aurai bien voulu faire autre chose, je tiens depuis toujours un discours républicain, mais le problème, c'est que ce que je fais, personne ne l'aurait fait à ma place. Dans les commissions du cinéma, c'est l'entre-soi. Chez nous, il y a plus de diversité, dans les jurys, dans les projets soutenus, notamment depuis que Julien Dray [élu en charge de la culture à la région Île-de-France, ndlr] est arrivé. Sans cette diversité dans le jury, on ne pourrait pas bien parler des contenus de certains projets. Notre commission est à moitié composée de politiques, à moitié de professionnels. La région a des discours généraux sur les objectifs en matière de cinéma. Mais il faut rendre ça concret. Sur 80 dossiers, 10 venaient de banlieue. C'est quoi, des dossiers qui viennent de banlieue ? Je  les repère à la fois selon la zone, et par le réseau, les contacts personnels : DACP, les Pépites du cinéma, Gringywood, 1000 visages (Uda Benyamina)... Maintenant, ça commence par se savoir : on a quatre ou cinq projets qui viennent de banlieue par commission, alors qu'il y a peu de communication vers les banlieues. Il faut « vendre » ces aides, et aider un certain nombre de gens à ne pas en être exclus. Il y a de plus en plus de films urbains, avec un patrimoine industriel comme à Aubervilliers par exemple. La Seine-Saint-Denis a été choisie pour être le « cluster de la culture ». Pantin, ça serait plutôt le luxe, Saint-Denis le cinéma... Il y a des investissements dans ce département sur ces questions, c'est aussi pour ça que Besson y est allé. Les infrastructures, les lieux de tournage très variés, la présence d'industries de techniciens de ces métiers... Et l'imaginaire qui s'est développé autour des banlieues y aide. »
 
 
 
 

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