
Droite ? Gauche ? Crochet par Saint-Denis

Considérer les habitants de banlieues et de quartiers populaires comme naturellement voués à l’électorat de gauche est devenu une pratique courante dans la presse. Pour dresser un portrait-robot simplifié, deux mots suffisent : prolos ou bobos. Prolos parce qu’ils ne maîtrisent pas les codes compliqués de la com’ et se contentent de slogans simplifiés. Bobos parce qu’ils maîtrisent ces codes à un tel point qu’ils n’arrivent plus à communiquer tout simplement. Seulement, la « cité » propose d’innombrables subtilités qui nous interdisent ce schéma binaire et bien trop caricatural. Un mec de gauche ou une meuf de droite n’est plus repérable au premier coup d’œil ! La tâche est devenue ardue pour les sondeurs d’opinions et les analystes du café « Chez Dédé ». Voici quelques propos rapportés de ma rue, à vous de découvrir pour qui ces cobayes volontaires ont voté aux dernières présidentielles. La question qui leur a été posée peut paraître est simple : Et vous, la politique ?
Les candidats au casting
1 : Sami 22 ans. BEP Vente, 1m89 : Agent de sécurité dans une parfumerie.
La politique ? En vrai, en bas, on fait pas la différence. On a bien compris qu’ils faisaient leur petite cuisine dans leur coin, ils changent toutes les 5 ans de boss mais le délire reste le même : on nous laisse là sans taf, ils nous refoulent aux entretiens et après ils veulent qu’on vote pour eux. Ils passent voir les mamans au marché dès qu’ils se rappellent qu’on existe et après tapent la fuite et te disent que y’a des dossiers plus importants que nous…
2 : Anne, 26 ans. Fin de CDD dans l’édition et faim de CDI dans l’édition (si possible).
Mes parents sont fonctionnaires. Au début, j’ai peut-être voté comme eux, par mimétisme, mais entre temps, je me suis forgée ma propre opinion. Je lis les tracts (même si cette année j’ai fait l’impasse sur quelques uns) et ensuite je fais mon choix. Selon moi, la politique sert à rappeler et mettre en pratique des valeurs comme l’égalité, le partage. Je suis choquée quand j’entends les idées politiques de certains de mes amis. Notre jeunesse ne se rend pas toujours compte des responsabilités qu’elle se doit de porter…
3 : Hassan, 54 ans, vendeur de journaux qui ne veut pas finir dans les faits divers.
Je travaille dans le quartier depuis plus de 10 ans et je vois combien le public a changé dans le coin. Avant je ne me faisais pas de soucis en ouvrant la boutique maintenant j’ai peur de me faire braquer. Les jeunes sont devenus sans limites, je me suis fait attaquer 3 fois en un an. Mes enfants ont bien étudié, j’ai tout fait pour qu’ils ne terminent pas ici à gâcher leur vie. Les hommes politiques aussi ont changé, ils ne parlent jamais des problèmes de fond. J’entends souvent des propositions intelligentes mais je ne les vois que rarement en pratique. Allez savoir pourquoi …
4 : Walter, 47 ans, a toujours vécu en Seine Saint Denis, artiste peintre devenu peintre en bâtiment.
J’ai toujours aimé ma ville mais je commence à ne plus la supporter. Les gens manquent d’optimisme, ont perdu les valeurs citoyennes et se sont refermés sur eux même. Ce que je dis est valable pour tout le pays, on apprécie plus les bonnes choses, on a plus rien le droit de dire à la télévision sans être taxé de raciste ou de xénophobe ! Sur le marché de l’emploi si on n’est pas jeune et cool, on vous dit « merci, au revoir ». Il faut que ça bouge un peu, j’essaie d’y croire mais c’est pas évident…
5 : Honoré, 38 ans, agent immobilier, locataire.
J’ai l’impression qu’il faut un changement radical dans ce pays. Pour les quartiers, je comprends bien qu’il y a des problèmes mais il ne faut pas tout attendre de la société. Se prendre en main est nécessaire pour réussir. Beaucoup oublient que nous avons autant de droits que de devoirs. Les hommes politiques ne donnent pas toujours l’exemple, c’est aussi pour ça que les gens ont perdu confiance en eux.
Le verdict
1 : Sami ne s’est pas présenté au bureau de vote pour le premier tour et a voté Hollande au second.
2 : Anne a voté pour Eva Joly au premier tour et Hollande au second. Elle a toujours voté à gauche.
3 : Hassan n’a pas le droit de vote, il est d’origine libanaise et n’a jamais demandé la nationalité française. Il pense qu’il aurait voté Sarkozy.
4 : Walter a voté Mélenchon au premier tour et Hollande au second.
5 : Honoré s’est abstenu au premier tour et à choisi Sarkozy pour le second.
« La droite m’assomme, la gauche m’esquive »
La punch line balancée par Rachid Djaïdani dans son roman Vicéral résume assez bien la situation : l’utopie est un privilège. C’est un luxe que de pouvoir rêver d’un monde meilleur. Quand la priorité est de remplir la gamelle, on espère seulement que le futur soit moins pire. En face, une partie de la jeunesse refuse de courber l’échine et décide de s’en sortir par tous les moyens possibles. Le désir d’entreprenariat n’est pas un privilège de droite et la « droite-start-up-des-quartiers » n’existe pas. C’est la politique du « si on nous laisse pas entrer par la porte, on passera par la fenêtre ». On dit des banlieues qu’elles sont un vivier pour les auto-entrepreneurs, qu’on y trouve « des jeunes qui en veulent ». Certes, cette énergie existe, mais on peut l’imputer au refus de recevoir des ordres de la part d’un boss méprisant pour un salaire de misère. Associez à cela des millions de CV qui dorment sagement dans les corbeilles de DRH, vous obtenez une jeunesse qui la « gniak ». Plus qu’un sentiment, un état d’esprit qui vaut de l’or mais qui peut rapidement faire basculer son détenteur dans l’auto satisfaction et le mépris de l’autre.
Pas de couleur politique
Cette force qui émane des tours grises n’a pas de couleur politique. N’oublions pas que l’expression bling-bling, associée aujourd’hui à Nicolas Sarkozy, a été empruntée au jargon hip-hop. Exhiber sa fortune dans son quartier à bord d’un Porsche Cayenne payé à crédit, c’est tenter d’oublier le RER et monter aux autres qu’on n’a rien lâché. Cette génération comparable à ceux qui font « du rap de droite », comme le disent les rappeurs du groupe IAM, reste subversive, bien consciente que l’argent n’ouvre pas toutes les portes. Le niveau d’éducation, les relations familiales, les anciens de la promotion universitaire ne se monnayent pas. Ils peuvent briller en société mais portent en eux les stigmates du bled et des reportages en Zone Interdite. Même s’ils atteignent les plus hautes sphères de notre société, une voix, souvent illégitime, pourrait les rappeler à leurs origines. Les fragiles cornes de gazelles sont condamnées à l’exotisme d’un Marmara Marrakech et n’oseraient rivaliser avec le raffinement d’un macaron foie gras/groseille.
Un résultat d’élections présidentielles ne donne aucune indication sur la classe sociale, le niveau de vie ou d’éducation de ses participants. Les partis politiques adoreraient savoir qui ils touchent réellement et qui débarque dans leur giron par hasard. Ils pourraient ainsi anticiper les attentes de chacun et promettre des menus adaptés (végétarien, hallal, régime sans sel…). Malheureusement pour les repas du 22 avril et 06 mai 2012, il a encore fallu que la banlieue s’incruste à la fête faute d’avoir reçu un carton d’invitation. L’initiative de l’association A.C. le Feu, nous a rappelé que sans éclat, sans gniak ou sans bling-bling la réalité des quartiers populaires pouvait vite tomber dans l’oubli.