Discrimination, égalité territoriale… et grève de la faim

Le maire de Sevran Stéphane Gatignon en grève de la faim devant l'Assemblée Nationale
Le 13-11-2012
Par Erwan Ruty

Le 19 octobre, La Courneuve accueillait les Deuxièmes rencontres contre les discriminations territoriales. Quelques jours plus tard, Stéphane Gatignon, maire de Sevran, amorçait une grève de la faim. Des experts pointus et un maire kamikaze au chevet des banlieues

Enorme buzz en 2009 lorsque la mairie de La Courneuve décide, accompagnée par une agence de communication, de porter plainte pour discrimination territoriale devant la Halde (avant que celle-ci ne soit fondue dans l’escarcelle fourre-tout du « Défenseur des droits », Dominique Baudis). Et depuis ? La ville, tiraillée par les difficultés caractéristiques de la Seine-Saint-Denis, n’a-t-elle pas fait un pas de plus dans la victimisation, et tout ce que cela véhicule en terme d’image, justement, quand bien même ces difficultés seraient bien réelles ? Depuis, où en sont les réflexions sur la manière de sortir de cette situation de discrimination ? Au-delà de leur rôle de donneurs d’alerte, les politiques ne doivent-ils pas avant tout proposer des solutions ? Or, cette action a-t-elle été suivie d’effets ?

Quand les gens n’ont plus d’accès égal à l’emploi, c’est les réseaux, les mafias qui y pourvoient.

Ne pas victimiser les territoires ?

« L’égalité rassemble, la discrimination positive peut diviser, car elle créé une concurrence », juge Jean-Pierre Dubois, vice-président de la Ligue des droits de l’homme. Pourtant, il avertit : « Il ne faut pas victimiser ces territoires. » Pour autant, les présents reconnaissent que « les gens qu’on « traitait » il y a 30 ans sont partis en Picardie ou ailleurs. C’est que la situation pour eux s’est améliorée. » Voire : certains se sont aussi appauvris, et peuplent les villages désertés et en décrépitude, d’autres les campings de l’Oise… Les éléments qui plaident en faveur du combat de La Courneuve restent nombreux, les élus et experts présents le 19 octobre le rappellent : Patrick Braouezec, président de la communauté d’agglomération Plaine Commune et de Paris Métropole, fait remarquer que « c’est dans le 93 que l’on met le moins d’argent en Île-de-France. Quand les gens n’ont plus d’accès égal à l’emploi, c’est les réseaux, les mafias qui y pourvoient. » Et Gilles Poux, maire de La Courneuve, d’enfoncer le clou : « Quand l’Education nationale dépense 47% de plus à Paris qu’en Seine-Saint-Denis, et que chez nous il y a 50% de turn-over, quelle qualité et quelle égalité de l’enseignement peut-on avoir ? »

On rentre par le « quartier » pour résoudre une question sociale.

Un CDD de 30 ans pour les quartiers

Daniel Béhar, géographe, le tonne : « Depuis trente ans, l’aménagement du territoire et la politique de la ville, c’est le zonage et le ciblage. Borloo a renforcé ça avec l’ANRU. On rentre par le « quartier » pour résoudre une question sociale. On soumet tout le monde à une logique libérale, et on la compense par « l’égalité des chances », avec les contrats d’agglomération etc. Pendant les Trente glorieuses, on avait fait le choix de politiques d’équipement. Avec la décentralisation, ça a explosé. La logique de ciblage est épuisée. Ca fait un CDD de trente ans pour ces quartiers, mais ça reste un CDD ! Il faut un « retour à la moyenne » : les inégalités sont structurelles. Et avec l’égalité des territoires, il y a un risque de concurrence entre les territoires », veut croire Daniel Béhar. En s’appuyant plus sur la logique implicite du discours qui a porté à la création de ce ministère (banlieues versus zones rurales et « périurbaines »), plus qu’à son intitulé explicite, qui affirme le contraire.

On rentre par le « quartier » pour résoudre une question sociale

Renverser la table ?

Cécile Duflot, ministre de l’Egalité des Territoires, est à nouveau convoquée : « Il y a une volonté que les habitants prennent les choses en main eux-mêmes. Qu’ils « renversent la table », comme dit Duflot. Chiche ? Pour cela, il faut des politiques d’accompagnement où les habitants sont au centre. » Mais pour cela, il reste du boulot. Comme le fait remarquer Patrick Braouezec « les gens ont le sentiment d’être de plus en plus discriminés, quel que soit leur statut, leur identité. Il faut donc faire prendre conscience d’à quel point le territoire que l’on habite compte. A Clichy-sous-bois, il faut agir sur les transports, ailleurs ça sera sur autre chose… » Pour immédiatement déclarer le contraire : « Mais il faut surtout retrouver des politiques de droit commun ». Comprenne qui pourra… En tous cas, Daniel Béhar abonde dans ce sens : « Il faut un changement de paradigme : agir de manière spécifique en fonction des territoires et de leurs spécificités ». Ainsi donc, le discours des mêmes élus balance entre « droit commun » et « discrimination positive » à caractère territoriale, sans que l’on sache exactement où va la préférence.

Il y a 450 millions d’euros du budget de différence entre le 92 et le 93, en faveur du premier

« La discrimination positive, c’est rétablir l’égalité ! »

Jean-Pierre Dubois, lui, revient lui aux fondamentaux : « Le droit commun, oui, mais le fait commun surtout ! Il n’y a qu’à voir à La Poste, la différence entre Paris et la Seine-Saint-Denis ! Il serait temps qu’il soit aussi facile d’avoir un passeport à Paris qu’à Bobigny ! C’est ça, la discrimination positive : rétablir l’égalité ! » Plus de péréquation, de la régulation, et plus de sanctions contre les contrevenants aux lois somme la loi SRU sur les 20% (et bientôt 25%) de logement social… Péréquation financière d’abord, réclame Stéphane Troussel, nouveau président du Conseil Général de Seine-Saint-Denis : « Il y a 450 millions d’euros du budget de différence entre le 92 et le 93, en faveur du premier, et tout ça dans la région la plus riche d’Europe. On parle de l’acte III de la décentralisation. Mais où est l’acte II ? Il faut que ce soit un acte de démocratisation, sinon, ça sera un acte manqué ! »

 La conception de la République de Monsieur Ayrault est coupée des réalités

Action kamikaze d’un maire au bord de la crise de nerfs

Ces réflexions tombent à point nommé au moment où le maire de Sevran, Stéphane Gatignon, crie famine et réclame dans une lettre ouverte 5 millions d’euros que l’Etat lui doit au titre d’avance sur les grands travaux de l’Anru, et réclame une revalorisation de la DSU (Dotation de solidarité urbaine), estime-t-il, pour ne pas mettre sa ville en faillite… Réclamation qui reste vaine, pour l’instant, puisque Jean-Marc Ayrault a décidé de ne pas y répondre : « le texte qu'il a fait voter à l'Assemblée nationale est une humiliation pour les six millions d'habitants des banlieues, pour les dizaines de communes pauvres et, au-delà, toutes celles qui sont dans de grandes difficultés face à la crise (…) La conception de la République de Monsieur Ayrault est coupée des réalités », clame l’élu de Seine-Saint-Denis dans un communiqué de presse du mardi, écoeuré après cinq jours de grève de la faim soutenue par bon nombre d’habitants de sa ville venus l’assister. Et d’inviter le premier ministre à venir expliquer aux habitants et aux entreprises pourquoi les travaux de rénovation urbaine seront gelés, pourquoi les écoles ne seront pas construites… tout en assurant que sa ville dispose d’un budget de 35% inférieur à des communes de même importance en terme de population.

Lorsqu’on songe aux considérations émanant de ces rencontres, et aux actions désespérées menées par certains élus du même département, on notera le fossé abyssal qui les sépare. Est-ce seulement « d’un changement de logiciel » et de vision dont ces villes ont besoin ?

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