
Des banlieues impuissantes dans une France angoissée

Le récent rapport de M. Delevoye sur l’état de la société française affichait la couleur : gris sur fond gris. « Une société qui se fragmente, où le chacun pour soi remplace l'envie de vivre ensemble, où l'on devient de plus en plus consommateur de République plutôt que citoyen. Cette société est en outre en grande tension nerveuse, comme si elle était fatiguée psychiquement », clamait alors le médiateur de la République.
La souffrance au travail toucherait un tiers des salariés. Les français sont les champions européens de la consommation de psychotropes. Les suicides dans les grandes entreprises sont de plus en plus nombreux. La menace de sabotage est récurrente. Les séquestrations d’employeurs sont devenues monnaie courante. Non pas actes syndicaux visant à relancer une activité, mais actes de désespérés cherchant à partir avec la part du gâteau la moins petite possible (souvent après que d’autres, aussi invisibles que les « patrons » du film Louise - Michel de Benoît Delépine et Gustave Kervern, aient eux-mêmes pris la part du lion)… Le tableau est sinistre.
Alors que la société était fondée sur une redistribution des richesses par la protection sociale, avec le travail comme valeur centrale, vecteur d’épanouissement, et le salariat comme donnée majoritaire, on est progressivement rentré depuis trente ans dans une société où la norme est le « précariat » : parcours professionnels heurtés, individualisation des tâches, responsabilité personnelle et non plus solidarités collectives, chômage de masse, exclusion géographique d’une partie de la population, celle qui vit en « périphérie »… sans compter la captation des richesses par les rentiers (actionnaires, héritiers etc.)
Dans les banlieues les plus difficiles, les caillassages de bus étonneraient presque : là, des gens sont encore capables de s’énerver, pourrait-on ironiser. C’est qu’ils sont totalement sortis du système. Une sorte de logique préfigurant des situations à la Gomorra (du nom du livre de Roberto Saviano décrivant le quotidien d’une région sous la coupe de la camorra). Les autres, les citoyens ordinaires, font le dos rond. Ils ne votent plus, les commerces s’en vont, les associations, financièrement étranglées et en danger, ferment. L’impuissance semble le sentiment le mieux partagé. Dans le quotidien Le Monde, le maire-symbole de Clichy-sous-bois l’écrivait sans ambages : « J’ai honte d’être le représentant impuissant de la République française ». Pourtant, Dieu sait s’il s’accroche, M. Dilain (surnommé « Maire courage »). Son désarroi n’est que le strict reflet d’une réalité si bien partagée. Prenons gare. Dans la psychologie collective, il peut arriver que l’on passe vite de l’impuissance à la surpuissance. Freud l’avait déjà observé dans les années trente, alors qu’il passait de l’analyse des névroses des individus à l’étude des pathologies des peuples. Ce malaise dans la civilisation qui avait déjà abouti, après une effroyable crise sociale, à un cataclysme guerrier, bon nombre de travaux de sociologues, de psychologues et d’acteurs des quartiers l’observent dorénavant en France depuis des années. A force d’avoir l’impression que l’on ne contrôle plus rien dans sa vie, que l’on est dépassé, que l’on n’arrive plus à s’en sortir, on finit parfois par se définir comme une victime. Victime des « autres », du « système » (de « la police », des « jeunes », « des musulmans », « des juifs » etc.) De là à trouver chez ces mêmes « autres » des boucs émissaires à châtier, il n’y a parfois qu’un pas. Qui peut conduire à tout rejeter en bloc, et croire qu’un bon coup de torchon peut ramener les choses à la normale. C’est le sens du mot révolution. Opérer une brusque rotation complète pour revenir au point de départ. C’est aussi la métaphore empruntée par un film-catastroph(iqu)e de Roland Emmerich (2004), The Day After. Pour retrouver son équilibre après une période de chaos, le climat doit se bouleverser avant de retrouver son équilibre. Lorsque l’on constate que le catastrophisme écologique et les peurs de tous ordres, plus ou moins rationnelles voire quasi apocalyptiques (peur des pandémies, du terrorisme etc) touchent aussi les populations les plus protégées (les classes moyennes, frappées à leur tour de la peur du déclassement), on se dit que décidément le fond de l’air effraie. Pour le réchauffer, seule solution : responsabiliser les citoyens, leur redonner du pouvoir sur leur existence (dans les syndicats et comités d’entreprise, la vie politique locale, à travers les associations de quartier, via la justice de proximité –juge de proximité et maisons d’accès au droit-…). Le bonheur est bien dans le près (de chez vous).
Erwan Ruty, Ressources Urbaines