
Corbeil-Esssonne, Serge Dassault : la banlieue, l'argent et la démocratie

En un documentaire d'une petite heure intitulé La cause et l'usage, deux réalisateurs, Dorine Brun et Julien Meunier, eux-mêmes originaires de Corbeil, nous dressent en creux le portrait glaçant d'une défaite : celle de la démocratie face à l'argent. Et s'avouent impuissants à trouver le remède du mal qu'ils dénoncent. Flippant.
« Qu'est-ce qui fait que ceux qui ont peu sont fascinés par le pouvoir de l'argent ? » Question simple posée par les réalisateurs et qui guide leur film, mais qui restera sans réponse à l'issue de sa projection dans une salle quasi-déserte de Saint-Denis : de l'autre côté de la ville, au stade de France, c'est soir de match amical contre le Japon.
Autopsie d'une défaite de la démocratie
Le film est projeté dans une ville communiste. Une partie des spectateurs se présente comme communistes, anciennement ou encore en activité. La ville de Corbeil fut dirigée depuis l'après-guerre par un maire communiste jusqu'en 1995. Avant d'être conquise par Serge Dassault, fils de l'avionneur et patron de presse en connivence avec tous les gouvernements, car dépendant de la commande publique pour son groupe industriel. En guise d'autopsie de cette défaite, le documentaire de Brun et Meunier se contente de suivre pendant quelques mois la réélection de l'homme de paille de Serge Dassault, Pierre Bechter, après l'annulation du scrutin de 2008 par le Conseil d'Etat en raison d'achats de voix par le maire sortant. En 2009, M. Bechter sera réélu, à 27 voix près. Pendant toute la campagne, ce dernier ne prendra même pas la peine de cacher que celui qui siègera pour de vrai dans le fauteuil du maire élu restera bien Dassault. Comment expliquer un tel effondrement démocratique ? Comment expliquer surtout que la majorité d'une population, notamment dans les quartiers populaires (comme aux Tarterêts, où Dassault l'emporte de près de 20%...), ait décidé de se livrer au magnat de l'industrie de l'armement ?
Le seul maire milliardaire de France
« S'il part, il laissera beaucoup d'orphelins ! » clame un jeune lors d'une des visites, toute bonhomme, de Dassault dans les quartiers avant le scrutin. « Les communistes disent : Dassault détruit vos souvenirs en rasant des immeubles ! Mais restez-y dans vos souvenirs, avec les rats et les cafards ! Dassault, c'est le seul maire milliardaire de France ! On doit le garder. Il ramène des enveloppes. Les communistes, qu'est-ce qu'ils peuvent faire ? » Première scène à donner brutalement la clef du succès : on a changé de monde, le miroir aux alouettes que l'argent d'un riche ruissellera naturellement de ses poches s'il est à la tête de la mairie a vaincu toutes les résistances, toute éthique. Le sentiment domine qu'avec les communistes, on n'est sûr que de partager la misère. Un rêve berlusconien. On le sait, les réveils après ce genre de coma sont douloureux. Mais qu'importe : faute de boulot, autant rêver.
Meeting électoral ou entretien d'ambauche ?
Rêver mais pas seulement, car ces élections ont bel et bien permis à un certain nombre d'habitants de passer du rêve à la réalité, dans une certaine mesure : l'élu écologiste, en campagne au bas des tours, se perd dans la subtilité de sa dénonciation de l'achat des voix des électeurs, lorsque les gamins lui confient que Dassault leur paie le permis de conduire. Le brave homme a beau dire que cela devrait passer par un système de financement public, et non pas directement de la poche de Dassault lui-même à la main du futur conducteur, rien n'y fait : le résultat est là, le permis est au bout de la rue, pour ainsi dire. Et lorsque dans une réunion électorale publique totalement surréaliste, Dassault demande calmement aux présents quels sont ceux qui cherchent de travail, quelle est leur formation, et s'ils voudraient plutôt oeuvrer dans le bâtiment, dans les ascenseurs, ou comme conducteur de bus ; ou quand il demande qu'on lui fournisse une liste de gens qui cherchent du travail, tout est dit. La défaite est en marche, elle se fera jusqu'au précipice au son dansant du joueur de pipeau de Hamelin, comme dans le conte des frères Grimm.
Anesthésie générale
Le plus étonnant dans cette farce amère, est que jamais le mot corruption n'est prononcé, pas même par les adversaires politiques de Dassault. La réalité est tellement énorme que les braves démocrates en semblent tétanisés. Cette anesthésie générale, Dorine Brun, co-réalisatrice du film, la connaît bien, elle qui a travaillé en Sicile, terre féodale et de silence bien connue « où l'espace public a été privatisé ». Une anesthésie générale qui est caractéristique de ceux qui ont failli face au cynisme des concussionnaires ou pire, des dictateurs, ici à Corbeil comme hier en Italie, et plus loin encore si souvent dans l'histoire du XXè siècle.
Le clientèlisme asservit
A Corbeil-Essonne, la première élection a été annulée suite à un dépôt de plainte d'une habitante assurant avoir reçu des enveloppes avant les élections. Une seule habitante, alors que l'on sait que l'argent a coulé à flots. Qui a vraiment envie de mordre la main qui le nourrit ? La ville avait été mise sous tutelle en juillet 2006, grevée par un déficit cumulé de 113 millions d'euros. Dassault a mis la main à la poche, personnellement, pour arranger la situation. « Le clientélisme asservit les gens en les achetant » fait remarquer l'un des spectateurs. Las ! A l'issue de la projection, les réalisateurs témoignent qu'après la victoire de Dassault, les jeunes des quartiers criaient : « On a gagné ! »
L'élection de 2009 est elle-même annulée à nouveau. Un troisième vote a lieu. Bechter et Dassault le remportent encore, avec 700 voix d'avance cette fois.
A la sortie du film, les transports sont pris d'assaut, si l'on ose dire, par une foule dépitée. C'est le peuple qui sort du stade de France. La France a perdu 1-0 face au Japon. Le groupe La Caution le rappait naguère : « Les prolétaires sont des bourgeois dans la salle d'attente ». Amen.