
Consommer vert à l'ile St-Denis, des jardins ouvriers aux AMAPS

A une époque, il y avait des ouvriers qui jardinaient à côté de leurs usines, en Seine-Saint-Denis. Maintenant, moins. Les bobos les remplaceront-ils un jour, pour produire et/ou consommer des produits sains ? Peut-être. En tous cas, ils ne s’y prendront pas de la même manière.
Mohammed Edoukali est un grand bonhomme, un gaillard à la retraite, qui en a vu des vertes et des pas mûres à l’époque où il travaillait pour l’usine Alstom de Saint-Ouen (37 ans de service à la construction de transformateurs électriques). Aujourd’hui, il en voit encore, des vertes et des pas mûres. Mais elles ont meilleur goût : ce sont des tomates, cerises, poireaux, potirons, courgettes, choux portugais et autres merveilles issues des 55 jardins ouvriers que compte l’association dont il est le président (l’ Association des Jardins Ouvriers de Saint-Ouen). Coincés entre son ancienne usine, la Seine, les nouveaux bureaux d’Alstom-Areva gavés de cols blancs bien propres sur eux, et les futures constructions de Nexity, « leader français de la promotion immobilière en logement et entreprise ». Nexity, une sorte d’Ogre glouton qui a bien failli avaler tout cru la quelque centaine d’ouvriers avec leurs fruits et leurs légumes d’un grand coup de pelleteuse, si ce n’était la pugnacité desdits ouvriers : depuis 2004, ils luttent pour préserver leurs jardins, alors que leur usine délocalisait à tour de bras, que les jardins avaient du mal à attirer de nouveaux ouvriers, et alors qu’augmentait l’appétit des promoteurs de tout poil pour la moindre parcelle non bétonnée en première couronne parisienne. « Nexity a gagné la destruction de 38 parcelles, condition pour que nous gardions les 55 restantes », soupire M. Edoukali, à peine rassuré. Les jardiniers lésés occuperont les parcelles laissées vacantes par le vieillissement des adhérents de l’association. « Il n’y a plus que deux actifs parmi nous. Le plus jeune a 45 ans. Les jeunes, le jardinage, ça ne les intéresse pas trop », se désole l'ouvrier-jardinier. L’ambiance a changé. A l’époque, c’est le comité d’entreprise qui attribuait les jardins, en complément de salaire : « Ces jardins existent depuis 1926. Les ouvriers n’étaient pas biens payés, » ils pouvaient donc améliorer l’ordinaire grâce à l’autoproduction… « Maintenant, ce complément, c’est un loisir : ça ne nous rapporte rien, au contraire, mais c’est agréable » rappelle M. Edoukali. Bref, une autre logique, qui pourrait, cette fois, avoir une résonance avec les attentes des citoyens du XXIème siècle : le plaisir.
Ici, on respire
« Un pied de tomate, ça coûte une fortune quand on l’achète. Et en plus, c’est meilleur quand on le fait nous-même » assure José, un des membres de l’association. « On ne met pas d’engrais, pas de produits chimiques, on fait nous-même notre compost… à l’ancienne ! Ca n’a pas le même goût ! C’est les plus vieux, ceux qui étaient à la campagne, qui nous apprenaient comment faire : nous, on était pas des paysans ! »
Le goût, c’est bien, mais ce n’est pas tout. Il y a aussi le goût des autres, celui de la solidarité. « Ici, on respire, c’est autre chose que la cité ! Et on ne vend rien, on partage entre nous, avec les familles, les amis. » Voire même, on donne aux Restos du cœur. Et puis surtout, c’est l’occasion de faire de temps à autre un barbecue : sardines au chou pour le Noël portugais, merguez pour l’Aïd, nez de cochon à la créole etc, selon votre tradition culinaire d’origine. On le sait depuis longtemps : en cuisine comme ailleurs, les mélanges, c’est ce qu’il y a de mieux.
Jardins pédagogiques
Mais il n’y a pas de quoi non plus s’emballer : puisque la relève n’est pas assurée, les institutions, notamment la mairie de Saint-Ouen, valorisent aujourd’hui le potentiel pédagogique de ces jardins. La mairie souhaite récupérer une autre partie de l’ancien terrain aujourd’hui laissé en friche pour le transformer en parc, en « jardins familiaux », ou « pédagogiques ». Mais la pédagogie a besoin de pédagogues : des jardiniers pour cultiver les légumes et la curiosité des enfants. On peut donc craindre que si aucun jeune ne prend sa bêche pour retourner la terre, peut-être même un jour pour vendre les produits qui en sont issus, cette longue tradition de solidarité s’oubliera.
Solidaires avec les paysans
Car, pour manger « vert », les nouvelles générations sont aujourd’hui obligées de s’approvisionner loin de Paris. A Montreuil, quartier Barbusse, Nathalie Mann et Jeanne Studer comptent parmi les chevilles ouvrières de Légumes et compagnie, l’une des deux AMAP de la ville. AMAP ? Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne. Une dizaine en Seine-Saint-Denis. Celle de Montreuil compte 70 adhérents, s’approvisionne chez un paysan des environs de Nogent. L’idée : aider un agriculteur à se convertir au bio, en lui garantissant des débouchés qui lui prennent commande, à travers un abonnement annuel, de paniers de fruits et légumes, à prix fixe, quels que soient les aléas de la production. Au final, le prix du panier (livré jusqu’à il y a peu chaque semaine dans la maison de quartier Gérard Rinçon), revient à 17 euros. Pour 5-6 kg de légumes de saison, choisis par l’agriculteur. « C’est moins cher que dans le commerce, mais c’est vrai qu’il faut cuisiner plus souvent, c’est un autre style de vie », reconnaît Nathalie Mann. « Ca change nos habitudes. Mais on est solidaires du producteur. On a même construit des serres avec lui ! Ca créée un vrai lien ». Là encore, le goût n’est pas tout : « On est dans une communauté. » Et Jeanne Studer d’acquiescer : « Je voulais surtout faire quelque chose avec d’autres gens. » Deux fois par an, les adhérents se rendent à la ferme, pour aider aux travaux et raffermir le lien. Ce qui n’est pas rien, pour des gens qui appartiennent à des milieux divers : certes, si Jeanne est psychologue à la retraite, Nathalie, comédienne, élevée par des parents écologistes bien dans l’esprit Mai 68, tous les adhérents ne sont pas pour autant des militants. Enseignants pour bon nombre d’entre eux, ils ne correspondent pas forcément au cliché de l’écolo-bobo de Montreuil.
Mais si leur lien à la terre, ainsi que la solidarité de leur groupe, sont certainement moins directs que celui d’ouvriers de la même usine, du même quartier, ils témoignent d’une nouvelle manière de s’engager qui prend en compte les nouvelles réalités de l’organisation du travail et de la vie quotidienne.
Erwan Ruty