CIV : récit d’une fracture républicaine, Paris-Marseille

Le 21-02-2013
Par Erwan Ruty

Ce matin, c’est Jean-Marc Ayrault reçoit une vingtaine de ministres à Matignon, pour leur présenter une feuille de route qui les engage dans le fameux « retour de l’Etat, et du droit commun » dans les quartiers. A l’autre bout de l’Hexagone, Marseille est en pleine déliquescence. Le droit commun, vu des quartiers populaires phocéens ? Une blague. 

 
Ce matin, mardi 19 février, c’est donc CIV (pour ceux qui n’ont pas fait l’ENA : Conseil interministériel à la ville). Le petit salon de Matignon est joliment décoré, guéridons et lambris classiques. A l’autre bout de la France, depuis le quartier dit de la mosquée, à Marseille, capitale de la rupture, Ahmed Nadjar, un collègue du réseau de Presse & Cité m’appelle, sous tension. « On coule. On en a marre. On ne viendra pas à Paris, on s’en fout… » Il devait monter à la capitale de la culture, la vraie, pour rencontrer des acteurs de la politique de la ville. Il ne montera pas. C’est que Yassine Aïbèche, 19 ans, est mort le 14 février, abattu par un policier à Marseille. Yassine est le frère de son collègue, Karim, un jeune de la cité Félix Pyat, qui vient de faire un passage dans le média que gère Ahmed, Med In Marseille.
 

Média soupape de sécurité

Depuis des années, son média est une soupape de sécurité pour les quartiers Nord. Quand les gens vont mal, ils frappent à la porte de son site Internet, l’un des plus vieux travaillant dans les banlieues. Les gens vont le voir lui, pas la police, pas la justice, pas l’éducation nationale, pas le maire, pas le Préfet. Med In Marseille est géré dans la même précarité que ses confrères médias des quartiers. En panne de trésorerie, le média fonctionne sans subvention depuis le début de l’année. Trop difficile. Il n’y parvient plus. Il est usé ; plus qu’un directeur de rédaction, il est aussi devenu éducateur social. Il écrit encore avec quelques unes de ses collègues comme Henda, parce que sans ça, son monde s’écroulerait sans doute. 
 

« Ici, c’est les gens qui brûlent »

Ici, à Paris, à Matignon, une ribambelle de journalistes papillonne un peu au début. Une flopée de mesures sont annoncées. Après le coup de fil d’Ahmed, je ne sais pas si je vais rester écouter la litanie ministérielle. Marseille brûle. Au sens où : les marseillais brûlent leur vie. « Ici, on brûle différemment, on n’est pas à Paris. Ici, c’est pas les voitures qui brûlent, c’est les gens », se désespère Ahmed. Et puis, il reprend, fataliste : « Mais on le sait, s’il y a le feu, les moyens ressortiront. On nous sollicitera à nouveau. » Med In Marseille est sous pression. Malgré les pressions et parfois les menaces, Ahmed veut continuer l’aventure de son « sous-média pour sous-citoyen, pour donner voix au chapitre aux damnés de la République… » 
 

Engagé pour quoi ? Engagé par qui ?

Je ressens un décalage. Comme un malaise. Le soleil brille ici. A Marseille aussi sans doute. Ici, partout, des Gardes républicains en habit d’apparat. A Marseille, une bonne partie des trente policiers de la Bac nord arrêtés cet automne pour corruption, ont été relaxés, au bénéfice du doute. Ahmed, entre sentiment d’urgence et abattement : « Les gamins, ces derniers jours, ils n’avaient qu’une envie, c’est de descendre le flic ! Ici, c’est une autre génération. C’est pas la même qu’en 1983 ! En terme de violence, on est dans une autre réalité ». Le directeur de Med In Marseille voulait publier l’appel du grand-père, du père et du frère de Yassine sur son site. Mais il retrouve son jeune collègue Karim complètement abattu… Sollicité pour organiser une marche, Karim veut surtout se reposer. Il réalise qu’il ne reverra plus jamais son frère… La marche n’aura sans doute pas lieu. Que restera-t-il de son passage à Med In Marseille ? Le sentiment d’avoir vu ce qu’était un média engagé ? Désabusé, Ahmed lance : « Les autres médias aussi, ils sont engagés. Mais engagés par le pouvoir. Moi je suis engagé auprès des miens. On continuera, même sans argent. Mais on fera autre chose, je ne sais pas. Sans doute, je monterai une entreprise, comme avant, pour être indépendant. Qu’ils aillent tous se faire… » 
 
Jean-Marc Ayrault, poursuit, face à la presse blasée : « L’Etat républicain est de retour. Celui de l’Egalité des citoyens (…) Je veux m’adresser aux habitants des quartiers populaires : ce gouvernement ne vous abandonnera pas. Vous aussi, vous êtes l’avenir de la France, car notre pays ne renouera pas avec la croissance et la prospérité sans redonner du travail aux milliers de chômeurs des banlieues (…) C’est un message de détermination et d’espoir que je veux lancer. Nous sommes à vos côtés. » On a envie de dire : amen. Mais cet amen-là sera-t-il entendu jusqu’à Notre-Dame de la Garde, et jusqu’au quartier de la mosquée ?
 
 
Erwan Ruty
 
 
Quelques mesures annoncées au CIV du 19 février par Jean-Marc Ayrault.
 
« En trente ans, depuis la marche pour l’Egalité, beaucoup a été fait. Et pourtant, le constat est là : les inégalités persistent entre les banlieues et le reste du territoire. Pire encore, elles ont recommencé à s’accroître depuis une dizaine d’années. Dans ces quartiers, plus d’une personne sur trois vivent encore sous le seuil de pauvreté. Contre un sur huit ailleurs (…) Il reste beaucoup à faire (…) Mais je ne suis pas venu un énième Plan Marshall miraculeux pour les banlieues. Les habitants des quartiers ont d’abord besoin qu’on les écoute, que l’on tire parti de leur expertise pour identifier les problèmes et y apporter des solutions efficaces (…) C’est pourquoi, je viens vous proposer 27 mesures. » Le tout à budget constant (500 millions d’euros).
 
  • 1000 quartiers prioritaires (contre 2500 aujourd’hui)
  • un nouveau contrat de ville regroupant les politiques sociales, urbaines, économiques et environnementales conduites pour les quartiers (et, précisera M. Lamy au sortir de la réunion : « avec de nouveaux acteurs : le recteur, Pôle emploi, la CAF, le procureur de la République… »
  • les communes seront les chefs de file de cette politique
  • 30% des emplois d’avenir seront alloués aux quartiers 
  • des agences Pôle emploi seront ouvertes dans les quartiers où le chômage est le plus important
  • des « emplois francs » (exonérés de charges) en CDI pour les jeunes issus des quartiers seront expérimentés sur 10 sites pilotes (2000 emplois, 5000 euros/emploi), dont Clichy-sous-bois, devenu terrain d’expérimentation de la politique de la ville
  • des conventions engagées avec chacun des ministères (une dizaine)
  • poursuite de la rénovation urbaine, et entre 150 et 200 nouveaux projets pour les quartiers les plus en difficultés (liste des quartiers définie d’ici fin juin-début juillet 2013)
  • les habitants associés à la gouvernance de la politique de la ville dès le début des projets de contrat ville
  • des contrats pluriannuels pour les associations
 
Et Cécile Duflot, ministre du Logement et de l’Egalité des territoires, de conclure, à la sortie du CIV : « On ne peut pas meurtrir des territoires en faisant disparaître les services publics, il y a un devoir d’investissement pour l’avenir. Il faudra être inventif. » Sera-t-elle entendue à Bercy ?

 

 

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