
Chronique scolaire : excès de politesse

M. Bernet le sait : ses élèves sont insolents, impertinents, grossiers, incorrects, déplacés, bruyants, menteurs … mais poliment impoli, ça, il ne le savait pas encore.
Les adjectifs ne lui manquaient pas pour qualifier les dérapages verbaux de ses petites têtes sous casquettes, bonnets ou cheveux. M. Bernet le constate depuis douze ans devant les pupitres taggués de blanc, de feutre et de cutteur, ses élèves changent, les insolences, elles, se succèdent et se ressemblent. Des blagues du fond aux vannes de côté, des moqueries chuchotées aux mauvaises réponses proclamées, les bons mots fusent autant que les gros.
Mais ce qu’il ne savait pas c’est que l’impolitesse aussi peut arriver blottie sous une douceur. Pourtant en douze ans, ce hussard en jeans a pu observer des vingtaines de stratégies d’impolitesse.
Cette subtilité d’attaque arrivera par la bouche de Jordan.
Jordan, grande tige façon frite cristalline surmonté d’une chevelure habilement décoiffée. Démarche d’habitant des mers flottant entre deux rivages qu’il traîne de table en table. Hippocampe à la recherche d’un beau creux où se nicher.
Vendredi, dernière heure de cours, le cinquantenaire face au tableau écrit, craie au poing, chemise noire salie par la poudre comme de bien entendu. Le crissement de craie est soudain gêné par un chuchotement au fond de la classe. Le chuchotement se fait bruit. L’enseignant dégaine son regard de derrière la tête et repère la source du jaillissement de mots : l’hippocampe, Jordan.
Le prof se retourne craie en main, repère le bavard filiforme bouche ouverte et oreilles tournées vers son voisin et lui lance : « Jordan ! » Pensant que le prénom suffirait à arrêter le flot.
Jordan réagit : il tourne la tête vers le son entendu. Mais au lieu de se taire ou même de contester par un habituel et tonitruant : « Maaaaais, c’est pas moi qui parle ! », il tend la main nonchalamment vers le professeur et lui dit calmement : « Je suis à vous dans deux minutes » et poursuit sa conversation.
M. Bernet n’en revient pas de ce charmant petit doigt d’honneur verbal, la plus polie des impolitesses qu’il ait entendue entre ces tables. Si l’homme applaudit l’originalité, le maître lui punit l’insolence.
Jordan proteste : « Mais j’étais poli !! Vous n’allez pas me reprocher d’être poli maintenant, c’est bon ! Vous le dites bien vous ! »
Il le dit, c’est vrai. M. Bernet le sait maintenant, sa classe est pleine de miroirs déformants.