Chronique d'une émeute annoncée

Photo : Alain Bachellier (CC BY-SA 2.0)
Le 24-12-2013
Par Eloise Trouvat / CFPJ

En 1983, une poignée de jeunes nés en France de parents immigrés s’étaient donnés pour mission de faire entendre leur colère avec une marche pacifique. Trente ans se sont écoulés depuis et la colère des jeunes des quartiers populaires semble identique et inaudible pour les hautes sphères de l’Etat.

 

« Hier comme aujourd’hui, c’est légitime d’être en colère mais trente ans après il est essentiel de pacifier le débat ». En 1983 comme en 2013, Toumi Djaïdja, l’un des initiateurs de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, continue de faire le choix de la sagesse des actes et de la parole. En 1983, par cette démarche non violente inspirée des marches de Gandhi et de Martin Luther King, l’Hexagone découvrait enfin l’existence et les revendications de ces enfants d’immigrés post-coloniaux, nés en France et relégués dans des tours de béton aux périphéries des grandes villes. Une action politique et pacifiste méconnue des Français qui tranche avec la réalité actuelle de centaines de quartiers populaires.

 

L’émeute, un scénario classique

Dans la petite lucarne et dans la bouche des politiques, la banlieue est souvent accolée aux mots émeutes, révoltes, violences urbaines. Depuis le début des années 90, celle-ci a été le théâtre de scénarios identiques. Vaulx-en-Velin en octobre 1990, Toulouse en décembre 1999, Clichy-sous-bois en octobre 2005. « Le point de départ est toujours le même » comme le souligne Laurent Mucchielli sociologue et chercheur au CNRS. Une bavure policière est commise, une émeute éclate, des affrontements entre la police et les jeunes habitants des quartiers s’en suivent puis médias et politiques discréditent la révolte sociale grondante et le retour au calme boucle l’affaire. En 1983, dans le quartier des Minguettes, les faits étaient similaires. Bavures policières à répétition entraînaient divers modes de manifestation. Actions émeutières, grèves de la faim, marches avec les familles. Mais politiques, médias et citoyens ne les écouteront qu’avec la Marche. « La stratégie de l’action non violente  est jugée plus « efficace » que l’action émeutière pour lutter contre les violences policières et, compte tenu de la recrudescence de la violence raciste, les jeunes des Minguettes sont convaincus qu’une mobilisation nationale était nécessaire » explique le sociologue Abdellali Hajjat. Pourquoi trente ans plus tard, les jeunes de Vaulx-en-Velin, Toulouse ou Clichy-sous-Bois n’ont pas été convaincus par la force d’une démarche pacifiste pour faire entendre leur colère ?

 

La politique a déserté la banlieue

« Les émeutes sont la forme élémentaire de la contestation quand on n’a pas les cadres pour faire passer sa colère et ses revendications » analyse Laurent Mucchielli. Pour le sociologue, la différence fondamentale entre 1983 et 2013 passe par l’absence de cadres politiques ou syndicaux pour soutenir et structurer la contestation sociale. « En 1983, les marcheurs attiraient la sympathie car ils étaient encadrés par des soutiens politiques et religieux, la France les accueillaient à bras ouverts. A la différence d’aujourd’hui, ces gamins sont seuls, sans les codes pour lutter et rigoureusement personne ne vient les aider. » Pour Hacène Belmessous, auteur de Sur la corde raide – Le feu de la révolte couve toujours en banlieue, la rage actuelle est clairement de la même veine que celle de l’aube des années 80. Elle interpelle la démocratie sur une condition inégalitaire qui frappe les banlieues.

Suite aux révoltes de 2005, les plus massives que l'histoire des banlieues françaises aient connues avec ses 21 jours et 300 communes touchées, le sociologue Marwan Mohammed est allé recueillir les définitions que se font les émeutiers du terme « émeute » pour son documentaire La Tentation de l’émeute. Pour l’un d’eux,  « l’émeute est un rassemblement de personnes qui veulent se faire entendre ». Pour un autre « c'est l'occasion de faire payer l'injustice vécue ». À en croire les commentaires de ces jeunes, l'égalité promise par la République n'a jamais passé le périphérique. Et ce, même après le vent d'égalité qui souffla après la Marche. Le désir d'une France multiculturelle, où ces enfants d'immigrés nés en France seraient l'égal de leurs voisins, fut bref. La cause de cet échec républicain ? L'impossibilité d'une constitution d'un mouvement politique en banlieue. « Une vraie effervescence encercla la Marche avec les milieux associatif et politique. Mais un problème d'unité du mouvement avec des raisons internes et externes comme des récupérations politiques engagèrent l'ouverture des banlieues vers un mouvement de repli dans la seconde moitié des années 80 » explique Laurent Mucchielli. A l'époque, la crise frappe de plein fouet les quartiers populaires, la drogue y devient souvent une économie de survie et la religion un besoin de reconnaissance et d'identité que l’Etat n’offre pas. Les années 90 viendront confirmer l’idée que les quartiers sont impuissants à faire émerger une seule parole politique. Dès lors que la parole identifiée et politisée a quitté les lieux, l'émeute semble l'unique témoignage du désarroi des habitants.

 

Une contestation sociale inaudible

Ce témoignage par la violence collective demeure illisible pour les politiques et les médias en position de déni à chaque nouvelle flambée. D'un côté comme de l'autre, la rengaine ne varie pas. Les politiques multiplient les mesures pour apaiser les affaires (création d'un Ministère de la Ville, des brigades anti-criminalité). Les médias alignent des images de « casseurs », de « sauvageons » comme responsables de leur condition au sein de la société française. Pour Hacène Belmessous, ils « délégitiment » l’objet même de la contestation. « En France, dès lors que les individus contestent les conditions inégalitaires dans la sphère publique, l’État pense que c’est inaudible ». Par contre quand une autre révolte sociale sévit, comme celle récente des Bonnets Rouges, la tolérance est plus grande de la part des acteurs médiatiques et politiques car « les contestataires dénoncent un mode économique et non leur place au sein de la société ».

Touchée en plein cœur dans sa devise fondamentale, la République française rechigne à s’épancher sur le problème discriminatoire de ces gamins qui détruisent tout ce qui leur passe sous la main lors de l’émeute. Pour Fabien Jobard, chercheur sur le droit et les institutions pénales, « politiquement et médiatiquement depuis 35 ans les émeutes ne mettent aucunement en péril le système politique français ». Géographiquement centralisées à la banlieue, jamais elles n’ont touché Paris et menacé le pouvoir central. Pour lui « l’Etat prend le risque de cette violence » notamment avec cette loi votée en 2008 qui permet une meilleure indemnisation des propriétaires de voitures brûlées, même si celles-ci ne sont pas assurées tous risques. Preuve selon lui que « l’Etat est prêt à assumer les dommages publics et privés de l’émeute ». A défaut de faire face à une réalité criante qui sévit depuis des décennies dans ces zones urbaines abandonnées par tout l’échiquier politique.

 

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