Charles Rojzman : "Il y a une très forte humiliation, un sentiment de ne pas avoir de pouvoir sur sa propre vie"

Charles Rojzman
Le 03-12-2014
Par Erwan Ruty

Charles Rojzman  travaille des Etats-Unis au Rwanda en passant par les banlieues françaises, pour transformer le comportement des agents d’institutions et des citoyens ordinaires. Il promeut une thérapie collective laissant s’exprimer les conflits existants. Il nous explique d’où viennent cette peur et cette rage exprimées par le vote Fn, et présents aussi dans d’autres électorats.

 

P&C : On s’intéresse souvent au Fn mais plus rarement à ses électeurs. Comment les caractériser ?
Ch. R. :   Les réservoirs de voix du Fn sont beaucoup plus importants qu’on ne le dit. Une partie des populations qui ont quitté les quartiers populaires vivent dans le périurbain ; le réservoir de voix du Fn se trouve là, chez ceux qui ont le plus besoin d’ordre et de sécurité. Ils préféraient les partis plus traditionnels, comme l’Ump sur la ligne Buisson.  Souvent, ses électeurs expriment un besoin d’ordre et de sécurité. Avant beaucoup ne voulaient pas voter Le Pen parce qu’ils avaient peur du désordre qu’aurait provoqué l’arrivée du Fn au pouvoir : grèves, émeutes… Mais en fait, beaucoup de français pensent comme Marine Le Pen. Les passages à l’acte  violents, qu’ils soient de la part de l’extrême-droite comme Breivik [auteur de l’attentat d’Oslo en 2011] ou du radicalisme musulman comme Merah sont plus que des symptômes. Beaucoup de gens peuvent exprimer le même genre de sentiments, sans pour autant accepter ces crimes. Sentiments de victimisation, de chute sociale, de rage. Ils pourraient s’attaquer à la finance internationale, mais ont l’impression que celle-ci est inatteignable ; sinon, ils voteraient Mélenchon. Ceux qu’ils peuvent toucher se trouvent à côté d’eux : enseignants, policiers, travailleurs sociaux, « gaulois » voisins, pour ceux qui ont l’impression d’en être les victimes ; immigrés (surtout  musulmans) pour les autres…  Mater les voyous de banlieue, limiter l’immigration leur paraît possible ou souhaitable. Tout cela crée des phénomènes de séparation entre les populations. La situation géopolitique joue aussi : quand des gens qu’on a longtemps considérés comme inférieurs relèvent la tête comme c’est le cas du monde musulman, cela créé de la haine. La situation n’est pas tout à fait comparable mais c’est ce qui est arrivé aux juifs émancipés en Europe à la fin du XIXème siècle.



P&C : Mais le nouveau discours de Marine Le Pen sur le social, qui singe celui de la gauche radicale, lui a quand même permis de toucher de nouvelles populations ?
CR : C’est surtout la croyance qu’elle peut arriver au pouvoir sans que cela ne crée trop de dégâts qui incite ses électeurs à voter pour elle. On est dans une époque de grande incertitude. On a besoin de « méchants » facilement identifiables et d’explications simples répondant au besoin de sécurité. Ce discours est valorisant : il redonne une fierté de ne plus être un humilié ni un coupable. On appartient alors au groupe qui « sait » qui sont les ennemis « invisibles ». C’est le même phénomène que la paranoïa contre les ennemis invisibles que sont par exemple les Illuminati, ou les Francs-Maçons. Leurs représentants visibles sont identifiés comme les juifs, les sionistes. Du côté des électeurs du Fn, les immigrés, arabes et noirs en particulier, sont les représentants visibles des conséquences catastrophiques de la mondialisation. Il y a une très forte humiliation, due au sentiment de ne pas avoir de pouvoir sur sa propre vie. Peu de gens sont fiers de leur travail, de leur vie personnelle, beaucoup se sentent dévalorisés, démunis. Ils ne voient pas d’issue aux problèmes qu’ils rencontrent, pas plus qu’aux problèmes d’égalité sociale. Dans les années 50, ceux qui échouaient à l’école pouvaient devenir ouvriers, ils trouvaient une place dans la société, et même parfois avaient un espoir de promotion sociale. Les mouvements qui apportaient des réponses, comme le communisme en Occident, ou le nassérisme et le baasisme dans les pays Arabes, ont échoué. Il y a un besoin d’être fier de son appartenance à un nouveau groupe. De nouveaux mouvements redonnent une fierté d’être « Blanc » pour les électeurs Fn, ou d’être « Musulman » pour les islamistes radicaux. Cela peut créer un enthousiasme, voire un élan collectif comme le national-socialisme dans les années 30, vis-à-vis de mouvements qui leur disent qu’on peut réussir à aller mieux en éliminant les ennemis d’un monde meilleur…



P&C : N’y a-t-il pas aussi des raisons plus profondes, culturelles, dans ce vote ?
CR : Il y a de multiples crises : crise de l’autorité dans les organisations autant que dans les familles ; crise de sens, ce qui provoque du scepticisme, du désespoir ou du fatalisme ; crise du lien et du vivre ensemble ; crise liée à la peur de la chute sociale, qui créé de la corruption chez les plus aisés et de la criminalité chez les plus pauvres… Des mains secourables sont proposées pour y répondre, religieuses ou idéologiques. Les gens se sentent pris dans un tourbillon depuis que l’on est sorti de la société patriarcale où les pères étaient des pères et les chefs des chefs ! La confrontation avec la modernité et avec la mondialisation donne envie d’un retour vers des systèmes régressifs. On change de société, cela créé du désordre et de la peur.  Il faut qu’on apprenne à vivre ce changement de monde, en Occident comme dans les pays arabes par exemple. Cela nécessiterait une nouvelle éducation populaire, dans laquelle on apprendrait à prendre des responsabilités, à ne plus se sentir victime des autres. Il faut arrêter de considérer les gens comme des victimes, mais arrêter de les stigmatiser. Un conflit peut devenir constructif quand chaque personne arrive à voir comment elle peut contribuer à ce qu’il se passe dans la société. C’est un travail de guérison collective qu’il faut, et des lieux où le conflit qu’on peut avoir avec les autres s’exprime de manière constructive, où chaque personne arrive à voir la place qu’elle peut avoir dans la société. Sinon, on risque la guerre civile.


 

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