« Ce qui me frappe, c'est l'invisibilité des forces politiques des quartiers ! »

Le 01-08-2012
Par Sabrina Kassa

Michel Kokoreff, professeur de sociologie à Paris-VIII, revient sur les mobilisations politiques dans les quartiers populaires depuis trente ans et analyse les nouvelles formes d'engagement.

 
Q : Existe-t-il de nouvelles formes d'engagement dans les quartiers ?
MK : Depuis les années 80, nous assistons à une prise de distance par rapport aux formes conventionnelles d'engagement politique, celles qui passent par les partis politiques traditionnels, mais aussi les syndicats.
Les gens se méfient de ces organisations qui les ont trahis autant que d’une certaine culture militante, pour privilégier des circuits courts, des réactions immédiates
...rapides, éventuellement sur des phénomènes d'actualité. Je pense à « Ni macho, ni proxo » en 2003 pour dénoncer les discours stigmatisants sur les jeunes de banlieue. Ou plus récemment les actions menées par des habitants, pour dénoncer les pratiques des bailleurs, les surloyers et l'augmentation spectaculaire des charges dans le cadre des opérations ANRU, sans pour autant monter des associations de locataires. Ces mobilisations ont eu tout de même gain de cause sur quelques centaines de logements, avec des compensations de l'ordre de 3000 euros par locataire. 
 
- Des actions hyper localisées...
- Oui, ce sont des actions qui jouent sur la proximité, le local, le circuit court. Ces militants se méfient comme d'une guigne des formes conventionnelles d'action. Ils développent des actions minoritaires, mais qui ont une certaine légitimité parce qu'elles ont pu contribuer à redonner un sentiment de dignité aux gens, ce dont ils manquent beaucoup. 
 
- D'où vient cette défiance à l'égard des formes conventionnelles d'engagement ?
- Ce que nous vivons aujourd'hui est le fruit de ce qui s'est passé depuis les années 80, depuis la Marche pour l'égalité et contre le racisme. Pourquoi ce mouvement a fonctionné et a eu une certaine audience ? A mon avis, parce qu'il bénéficiait de soutiens extérieurs et d'une cohérence interne. Ce mouvement était soutenu par les médias et le PS avec une certaine compassion, mais aussi par l'Eglise et la société civile. Et puis, il y avait une certaine cohérence idéologique : il ne s'agissait pas de mettre en valeur des particularismes culturels, pas de dénoncer le pouvoir blanc, mais de se présenter comme des enfants de la République et de demander des droits. Qu'est-ce qu'il s'est passé après ? Les soutiens externes ont manqué à mesure que les violences et les émeutes se sont multipliées et que l'idéologie sécuritaire s'est imposée au détriment du social et de l'éducation populaire. Il y a eu une opération très douloureuse de récupération par le PS via SOS Racisme. Aujourd'hui encore, ça ne passe pas. Et en interne, il y a eu un clivage idéologique mais aussi une sorte de guerre des ego. Clivage idéologique parce que certains considéraient qu'il fallait poursuivre dans la perspective intégrationniste, alors que d'autres ont mis en avant des particularités culturelles dans un contexte où l'islam a pris de plus en plus d'importance en même temps que la question des discriminations ethniques. Et puis, il y a eu cette lutte des égos qui tient au fait que pour faire de la politique dans les quartiers, il faut avoir une « grande gueule », du charisme, et que faute de cadres organisationnels, la culture de l’embrouille, de la méfiance, des coulisses, tend à revenir au galop. Bref, peu de soutiens à l'extérieur, des rivalités très fortes à l'intérieur, ça fait deux bonnes raisons de ne pas avancer. 
 
- Et aujourd'hui, où en sommes-nous ? 
- Depuis 30 ans, des associations émergent avec l'ambition de fédérer un mouvement politique autonome des quartiers populaires et des immigrations, et on peut rajouter des immigrations postcoloniales. C'est donc une histoire qui se répète, et en partie parce qu'elle est méconnue.
Chaque génération est tentée de réinventer la poudre.
En 2011, il y a eu diverses initiatives : le Forum social des quartiers populaires à Saint-Denis et les 3ème rencontres des luttes de l’immigration à Créteil, pour remettre la machine en route. 
 
- La quête d'autonomie de ces initiatives ont-elles une chance d'aboutir ?
- Ces démarches montrent bien qu'il y a une dimension politique dans les quartiers. Ils ne sont donc pas un désert politique. Mais pour l'instant, on ne voit pas de débouchés politiques. Mais ce qui me frappe le plus, c'est l'invisibilité de ces forces-là. Alors qu'elles existent, qu'elles ont un discours sur la société et les quartiers populaires, on ne les voit pas et on ne les entend pas. L'argument de l'establishment est de considérer ses militants comme radicaux, et enclins à une certaine forme de communautarisme déguisé, ce qui est une manière de les disqualifier pour rester sur une forme de statu quo.
 
Propos recueillis par Sabrina Kassa
 

 

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