
Bocar Niane, un leader est né

Il n’est pas grand, plutôt réservé mais quand il parle, tout le monde l’écoute. Un mélange de sincérité, une faconde mêlée de punchlines bien senties, une expression qui sonne vraie… Bocar Niane écume les réunions politiques, associatives, militantes dans les quartiers depuis des années ; il en a aussi organisé pas mal, sans moyens, mais faisant salle comble à chaque fois. Un leader est-il né ?
Le mot leader lui va comme un gant. Community organiser même ? Bocar Niane est venu à la politique par paliers. L’un de ces paliers, l’un des derniers, a été franchi à l’occasion de plusieurs voyages aux Etats-Unis, tant il a tapé dans l’œil aiguisé des recruteurs de l’ambassade nord-américaine, via le programme d’une association qui lui est proche, Humanity in action, qui tente d’inculquer les méthodes du « community organising » à la Saul Alinsky (activiste radical états-unien de la première moitié du vingtième siècle). On est alors en 2010. Mais on n’arrive pas au firmament sans passer par le purgatoire : « Je vais à Lyon pendant un mois, je rencontre pas mal de penseurs et d’activistes. Je dois faire une "action project" en rentrant ». Ca sera l’organisation d’un mini « Grenelle des quartiers » à Saint-Ouen, juste avant les élections présidentielles de 2012, alors que celui un temps évoqué dans l’entourage de Hollande est finalement abandonné.
"L’élection d’Obama ne m’émeut pas"
Monté en un temps record, la rencontre attire une foule de jeunes des quartiers populaires abandonnés par le gauche, et chauffés à blanc par les saillies de Nicolas Sarkozy : le désir de politique (ou du moins d’éviction du Président d’alors) est pressant. Galop d’essai ? En tous cas, il part cette fois à Angers, pour se former à nouveau, en atelier, aux méthodes activistes. Avant de s’envoler à nouveau pour les Etats-Unis, qui semblent briller des mille feux du nouveau Président métisse. Pourtant, Bocar Niane n’est pas un idolâtre : « L’élection d’Obama ne m’émeut pas, jure Bocar le pragmatique. Il est black, mais il est américain, et moi je ne suis pas américain : les goodies, les "yes we can", tout ça, ça ne me parle pas…. Ca ne changera rien à mon quartier ». Il n’empêche : il se sont quand même cotisés avec des amis à Aubervilliers pour partir aux Etats-Unis avant l’élection ! L’auraient-ils fait pour l’élection de David Cameron, Angela Merkel ou Matteo Renzi ? « On a rencontré des activistes chapeautés par David Axelrod [conseiller d’Obama pour sa stratégie électorale, Ndlr], ils nous expliquent le porte-à-porte, le covoiturage, le networking… Ils ont le truc, pour en parler, eux ! »
"Moi, j’ai un ancrage territorial, je ne fais pas de théorie !"
Le second voyage en Amérique du Nord aura plus d’impact, à l’en croire. « Là, de retour des USA, je ne suis plus pareil : on a rencontré des gens de haut niveau, des avocats, des financeurs expérimentés, qui nous parlent de leur territoire d’attache, et des montées en échelle. C’est des exemples concrets. Moi, j’ai un ancrage territorial, je ne fais pas de théorie ! En France, on est alors encore en train de parler de la Marche pour l’Egalité de 1983, de pleurer, de dire "on veut du respect !" Va te faire f… ! On fait ce qu’on a à faire ! Bloquer des lieux publics à Chicago pour être reçu par le maire, ça, j’y crois !* La démocratie participative est en panne en France. » Retrousser ses manches pour agir (voire turbuler !) au niveau local, ça oui, Bocar Niane apprécie. Du concret, pas des discours et des jérémiades ! Pour le comprendre, un petit retour en arrière s’impose sur le parcours de notre activiste.
"Le Mib, le Fsqp, tout ça, je ne connais pas, alors"
On est en 2001 à Saint-Ouen, cité Carnot. Les municipales approchent. « Je devais avoir 14 ou 15 ans. On est dans une ville communiste, il y a un meeting, des réunions. On me dit : "ça serait bien que tu dises un mot, c’est toujours les mêmes qui parlent". » Du coup, il donne la réplique au maire. « Peu à peu, tu finis comme ça par rentrer dans la "mailing list". Tu réponds à toutes les sollicitations. Ca devient spontané ». Les rencontres de quartier, les « si j’étais à la place du maire » (un dispositif où on peut s’exprimer dans des micro-trottoirs), s’enchaînent. « A un moment, tu y trouves ton intérêt. Tu te poses des questions sur ton environnement… » Mais, il l’assume, les associations militantes traditionnelles implantées dans les banlieues depuis 20 ans sont hors de son horizon : « Le Mib, le Fsqp, tout ça, je ne connais pas. Je ne connais que les grands de mon quartier, les animateurs qui travaillent pour la ville. Ils nous ont accompagné… ».
"Alors, c’est ça : On t’a donné à becqueter, tu fermes ta gueule !?"
Il semble finalement garder un souvenir plus que mitigé de cette période sous les auspices du communisme municipal. Car le clash arrive, le jour où les modèles chutent de leur piédestal : clash « entre des animateurs et la mairie. Ils sont tous "chômés". Licenciés d’un coup, alors que toi tu penses que ces grands sont intouchables. Or, ils ne peuvent rien faire. En 2008, au moment des élections municipales, sur le marché, alors que je suis avec Mamadou Keïta, qui se présente aux élections contre le maire, un militant communiste lui dit quelque chose comme : "Saloperie de droit du sol ! C’est grâce à nous que t’as pas été expulsé, et maintenant tu es contre nous !". » Mamadou Keïta, qui chapeautait alors les Maisons de quartier, aurait failli être expulsé au moment des manifestations contre Devaquet, et en aurait été empêché par l’action de la mairie communiste, croit se souvenir Bocar, lui-même à l’époque animateur au Centre social municipal. « Ca m’a tellement énervé ! C’est : "T’as pas le droit au chapitre, négro ! On t’a donné à becqueter, tu fermes ta gueule !" Alors, c’est ça ? On est tous des bamboulas ? » Il se met en disponibilité. Et ne reviendra jamais à la mairie. Il n’est effectivement écrit nulle part qu’il est interdit de mordre la main qui vous a nourri…
"Tu dois comprendre avant d’agir"
Bocar Niane était déjà ouvert sur le monde. A la fin de sa scolarité au lycée Blanqui, un des établissements qui a signé une « Convention Zep » avec Sciences-Po, il avait tenté d’entrer dans l’école de la rue Saint Guillaume. Mais n’avait finalement pas été retenu. « Ils ne m’empêcheront pas de faire ce que je veux » jure-t-il alors… Nouveau flash back : « J’avais quitté l’école au niveau Bac, après avoir suivi une filière technologique. J’ai essayé de récupérer mon retard intellectuel. J’apprends l’islam, je vais dans une madrasa. Ca me donne goût au savoir, ce que l’école de la République n’avait pas réussi à faire. Je lis le Coran en Français, et m’aperçois qu’il y a plein de noms, de pays que je ne connais pas. Je vois qu’il y a plein de choses que je ne comprends pas. Alors, je me mets à lire beaucoup. Tu dois comprendre avant d’agir… »
"Je prends conscience qu’il y a l’Ena, Saint-Cyr, et qu’on n’a pas le droit à tout ça"
Le virus est inoculé : il participe aux campagnes électorales, comme celle de 2008. « Quand tu fais la campagne, tu apprends. Tu comprends la détresse des gens, la fonction des partis. J’intègre alors l’Institut français de géopolitique. J’apprends le clivage Paris/banlieues. Je prends conscience qu’il y a l’Ena, Saint-Cyr, et qu’on n’a pas le droit à tout ça, que c’est pour les autres ! Une colère monte en moi ! » Il rencontre Patrick Braouezec (ancien maire de Saint-Denis), Claude Bartolone (ancien président du Conseil général de Seine-Saint-Denis), Richard Descoings (ancien directeur de Sciences-Po, Ndlr), pour des vidéos qu’il tourne alors, pour lui-même. « Je suis flatté d’avoir été reçu, mais je me rends compte que les mecs, c’est des mythos. Après mon rendez-vous, Desconings me dit : "Je vais regarder ton dossier", pour rentrer à Sciences-Po. Alors c’est ça ? Tu connais certains, et ça passe ?! La méritocratie, c’est des mensonges ! »
"La Françafrique, les banlieues, c’est le fait de grands décideurs"
La colère ne retombe pas de sitôt. Mais elle a sans doute toujours été là. Dès l’Afrique, en particulier. Nouveau retour en arrière : on est en 1999, il part au Sénégal pour rencontrer sa famille. « C’est un déclic, le premier. J’ai vingt ans. J’y vais pour la première fois en pleine conscience. C’était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. Je me rends compte pour la première fois de ce qu’est un pays du tiers-monde. Je vais à l’université Cheik Anta Diop. La Françafrique, les banlieues, c’est le fait de grands décideurs inaccessibles qui nous vendent du rêve. Je me dis : "Tu prends la place de quelqu’un si tu ne fais rien en France". » Tel est le déclic : la conscience qu’il faut avant tout être utile.
«Pour moi, il y a alors un "eux" contre un "nous"»
Le grand séisme de 2005 qui frappe les banlieues et tout le pays l’ébranle de manière très paradoxale, confuse « Je me suis dit : "C’est normal !" J’écoutais Ntm, "Le monde de demain", "Paris sous les bombes" etc. Pour moi, il y a alors un "eux" contre un "nous", même si je ne sais pas qui c’est, ce "eux". Tout ce que je sais, c’est que le "nous", c’est les enfants de quartier populaire, d’immigré… Le Black-Blanc-Beur de la Coupe du monde, je n’y croyais pas. Mais en 2005, les gens qui cassent pour rien, j’ai trouvé ça balourd. Je ne me suis pas énervé, je faisais ce que j’avais à faire. Et Ac ! Lefeu, c’est loin, je les vois à la télé, mais c’est pas clair, pas audible pour moi. Je ne vois pas ce qu’ils disent. Il faut que tout ça s’apaise et que la vie continue. Ca ne sera un bouleversement que quand ça ira sur la capitale, ou à l’Elysée ! Ce qui me heurte par contre, c’est les deux gosses qui sont morts alors, je les imaginais grillés... Et la gazeuse [grenade lacrymogène, Ndlr] dans la mosquée, aussi. Sniper rappait tout ça… Ca, ça fait un trop plein de quelque chose, d’images, et je me dis : "il faut que je fasse quelque chose…". »
"l’écologie (...), le milieu rural me parlent : nos parents sont des agriculteurs"
Ce « quelque chose » de confus, il a déjà commencé à le faire à travers son parcours militant ; un parcours qui n’a rien de linéaire ni de classique, mais donne toute leur richesse aux vrais militants. Ceux qui ont avant tout la foi en ce qu’ils font et la nécessité de le faire. Alors que tout les autres qui ne font que répéter les mantras de leurs tuteurs connaîtront sans doute une carrière plus lisse, mais ne sauront jamais parler au peuple, et encore moins à sa jeunesse des quartiers. En 2008, la liste à laquelle il participe (aux côtés de Mamadou Keïta, donc) se hisse à 10%. « Abdlelhak Kachouri, ancien animateur de Saint-Ouen, qui est sur la liste, va au Ps, et casse la négociation en cours. Pour nous, c’est un traître, il a retourné sa veste. On intègre alors Eelv, au moment des élections européennes. Ils veulent s’ouvrir, faire de la "politique autrement", semblent de bonne foi, on y va ! D’autant que les autres, on connaît ! Et puis l’écologie, l’autosuffisance alimentaire, le manque d’eau, les agriculteurs en galère, le milieu rural me parle plus : nos parents sont tous des agriculteurs. Quand on voit ici des agriculteurs qui vont contre des centres commerciaux, on comprend. Eelv, c’est un nouveau projet de société. Mais on n’a rien à voir. On ne se connaît pas. C’est un public loin de moi. C’est des Blancs qui sont gentils, et nous aussi on est gentils, mais on est en banlieue ! » Le rapprochement fait long feu. La sociologie, la différence de classe et de vécu, est trop importante ; l’encadrement du parti écologiste est trop lâche pour maintenir en son sein ses jeunes recrues les plus lointaines de la culture dominante…
La lumière et les Lumières
Aujourd’hui, Bocar Niane est à la tête d’une association, An-Noor (la lumière, Arabe). « On a eu le siècle des Lumières, en rupture avec l’obscurantisme. Il y a une sourate du Coran qui s’appelle comme ça. Tout ça renvoie à mes multiples identités. Chacun le prend comme il veut. Il y a un malaise sur le religieux en France, mais tu ne peux pas l’enterrer. Emmanuel Todd le dit en parlant des "cathos zombies" ! » Reste que dans cette multiplicité d’identités, celle du militant associatif, de terrain, de quartier, qui fait de la politique (la vraie : celle qui relie et donne le pouvoir aux gens de sortir de leur condition), tient sans doute le haut du pavé : il a monté ou participé à plusieurs collectifs citoyens, « les 577 » en 2012, « Cité en mouvement », « Stop le contrôle au faciès »** et d’autres encore, notamment depuis les attentats de 2015. A multiplié les débats, les moments de rencontre. A Saint-Ouen, en février 2015. A Saint-Denis, en décembre. A monté depuis un collectif d’artistes et de militants pour mener des actions de sensibilisation autour des conséquences des attentats. Mais rien de structuré pour l’instant. Un public fidèle, qui croit en sa sincérité, en son engagement, en ses convictions et ses capacités à créer le mouvement, l’accompagne néanmoins, sur les réseaux sociaux surtout, et dans les salles si nécessaire.
Mais Bocar est aussi professeur d’Histoire et de Français. D’abord dans un lycée parisien, calme et tranquille, où il s’ennuyait ferme, loin de son public, de son milieu « socio-culturel » d’origine. Et loin de sa « mission » : être utile. Heureusement, ce qui paraît une hantise pour beaucoup de jeunes recrues de l’Education nationale est le rêve de certains : il rejoint finalement la Seine-Saint-Denis, et s’y plaît bien mieux. « C’est un métier qui fait sens. Mes parents sont venus pour ça. Professeur sous la Troisième République, ça n’était pas rien, surtout dans un quartier populaire. Avec mes diplômes, mon réseau, je pourrais faire quelque chose à l’étranger, mais c’est ici que ça fait sens ». Il a maintenant 36 ans, du recul, et peut le clamer : « L’intérêt d’apprendre, c’est de transmettre ». On a eu peur : on a cru qu’il partirait de France. Quel perte ça aurait été pour ce pays…
*Un type d’action emblématique menée par Saul Alinsky
** Ce qui lui a fait intenter, aux côtés de 13 autres plaignants, un procès contre l’Etat en raison des contrôles d’identité au faciès. Et le remporter en première fois, le 25 juin 2015. Pour cinq d’entre eux, la justice a estimé que l’Etat avait commis une faute lourde et qu’il leur était redevable de 1500 euros de dommages et intérêts.
Voir ici la vidéo de la clôture par Bocar Niane de la rencontre « Comment les discours de haine se banalisent » de février 2015.