
Banlieues-médias, chronique d'un malentendu
Tout avait si bien commencé... Dans les années d’après-guerre, les premiers « grands ensembles » suscitent l’admiration de la presse. Construits pour les populations ouvrières et immigrées, ils symbolisent le confort moderne : eau courante, chauffage central, équipements sanitaires pour tous. Pourtant, « La ville à la campagne » qui accueille des gens « heureux de sortir des bidonvilles », dixit Jean Darriulat, journaliste au Parisien, se dégrade au fil des années.
Les premières émeutes à Vaulx-en- Velin (Rhône) opposent, en 1979, forces de l’ordre et groupes de jeunes. Les voitures brûlent. Mais « les journalistes se contentaient d’évoquer les rodéos et jeux de voitures », témoigne Robert Marmoz, alors journaliste au Progrès de Lyon. Quand la Cité des Minguettes à Vénissieux (Rhône) s’enflamme deux ans plus tard, la presse l’estampille « événement » et en fait la première couverture médiatique de grande ampleur. Elle donne naissance en 1983 à la Marche pour l’Égalité, rebaptisée par les médias, dans un contresens total, marche des Beurs. A Marseille le 15 octobre, cent jeunes partent dans l’indifférence des médias. Ils seront 100 000 à Paris le 3 décembre devant les caméras de télévision. L’initiative est relayée par toute la presse. Les journalistes débarquent enfin sur le terrain, à la rencontre des jeunes et de leurs associations. La banlieue s’installe dans les journaux. Les « travailleurs immigrés » des quartiers populaires laissent la place aux « beurs, clandestins, musulmans », écrit le sociologue Alain Battegay (La médiatisation de l’immigration dans les années 80 *). Les sujets passent des pages intérieures à la Une des grands quotidiens, des rubriques « Faits-divers » aux rubriques « Société » et « Politique ». À la télé, elle passe aux JT.
Dans les années 90, la banlieue devient un produit d’appel télévisuel. Sur les écrans, les vitrines explosent, les voitures flambent. Chaque année, depuis 1994, les voitures calcinées du Neuhof (quartier de Strasbourg) annoncent la Saint Sylvestre. Sur les ondes, le « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? » du groupe de rap NTM passe en boucle. À la télé, Mathieu Kassovitz parle de son film La Haine.
Avec le nouveau millénaire s’engage une vraie réflexion dans les rédactions. Que doit-on montrer au public ? « Les images sensationnelles ont été pointées du doigt. Certains journalistes ont pris conscience du danger de monter en épingle certains événements », explique Marcel Trillat, ancien chef du service Société de France 2. Mais pour le réalisateur des Enfants de la dalle, documentaire référence en la matière de 1988, aucune solution n’a émergé. Pire, même : « Ça n’a pas été en s’arrangeant. » Désormais, écoeuré des JT, il ne les regarde plus : « Les faits-divers règnent toujours sur les grands médias au détriment de l’info équilibrée et approfondie. »
En octobre 2005, rebelote. Les banlieues s’embrasent pendant trois semaines après la mort, dans un transformateur EDF, de deux adolescents poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Les critiques pleuvent. L’Observatoire des médias constate : « Certains phénomènes, passés par le tamis médiatique, en sortent annulés ou amplifiés, simplifiés ou stéréotypés. » On reproche aussi aux journalistes de ne pas être allés à la rencontre des jeunes, d’être restés du côté de la police. Un journaliste au Monde, Luc Bronner, s’en défend lors d’une rencontre organisée par l’association Les entretiens de l’info : « Le problème est de se faire accepter sur le terrain, gagner la confiance des gens qui souhaitent souvent garder l’anonymat et le manque d’interlocuteurs représentatifs. »
Certains médias se distinguent tout de même en ouvrant leurs colonnes à des analyses de fond. Libération dénonce les dérapages de la police et des politiques « Trop fort, trop loin » (31/10/05) et donne la parole aux jeunes « Des mots plutôt que des coups » (5/11/05). Un an après les émeutes en banlieue, de nouveaux débats sont organisés entre professionnels de l’information et acteurs de terrain. Les médias qui ont fait le choix d’équipes spécialisées, ou qui consacrent plus de reportages à la banlieue en dehors des moments de crise, demeurent encore l’exception.
Émilie Govin / Ressources Urbaines
* Annales de la recherche urbaine www.annalesdelarechercheurbaine.fr/