
Assises du journalisme : les médias des quartiers doivent-ils être des relais vers la presse grand public ?

Le 13 mars, une édition spéciale des Assises du journalisme revenait sur le traitement médiatique des attentats. Parmi les nombreux débats, celui sur les « Territoires oubliés de la République ou mal-traités de l’information » a permis un échange, parfois vif, entre médias des quartiers et médias plus grand public. Trop vifs pour avancer de manière constructive et améliorer la situation.
« Il ne faut pas répondre aux questions, toutes les réponses sont dans les questions ». Lapidaire, la formule d’un des intervenants a le mérite de résumer le sentiment de bien des acteurs des quartiers à l’encontre des médias. A l’inverse d’un certain journalisme hors-sol, quelques exemples ont néanmoins permis de dresser des perspectives.
« Il fallait réduire les coûts, j’étais un coût, j’ai été réduite »
A l’instar de celle des DNA, avec 7 à Neudorf (un des quartiers périphériques de Strasbourg), expérience qui s’est arrêtée en 2012. « Ca a duré deux ans, rapporte Julie Reux, qui dirigeait la rédaction de ce supplément hyper-local. 1500 à 2000 vendus, à 50 centimes, la rédaction a jugé que ce n’était pas assez rentable : le projet d’entreprise était de réduire les coûts, j’étais un coût, j’ai été réduite. » On pourrait croire que Julie Reux est amère de cette expérience. Il n’en est rien. Elle rappelle les choix de son ancienne rédaction. Et rapporte : « Ca n’intéressait pas les annonceurs de parler à des gens qui n’ont que peu de pouvoir d’achat. Et comme ces quartiers n’ont que peu d’entreprises locales, il n’y avait pas assez de recettes publicitaires… » Une logique que dénonce Emmanuel Vire. Responsable du Snj-Cgt [Syndicat national des journaliste], il rue dans les brancards en brocardant les choix économiques de ce titre de presse, dont il rappelle le propriété, le Crédit Mutuel (aussi propriétaire de bien des titres de la presse quotidienne régionale de l’Est de la France en particulier) : « Le Crédit Mutuel a les moyens, c’est une question de choix ».
« Les habitants des quartiers ne sont pas inclus dans l’équation économique des grands médias »
Allant dans le même sens, Farid Mebarki, président de l’association Presse & Cité, juge : « Avec les quartiers populaires, les grands médias construisent un ailleurs de la société française, alors qu’ils ont besoin d’être banalisés. C’est différent de l’angélisme ; ils ont seulement besoin de complexité. Les habitants des quartiers ne sont pas inclus dans l’équation économique des grands médias, alors qu’ils pourraient être des acheteurs de presse. Mais pour que cela se fasse un jour, il faudrait diversifier les profils dans les rédactions, et pas seulement en matière de couleur de peau, pour parvenir à changer les messages, à diversifier les histoires. »
« L’information doit être un élément du lien social »
Dans un esprit comparable, le président du SNRL [Syndicat national des radios libres], Emmanuel Boutterin (dont le réseau de plus de 300 radios revendique 2 millions d’éditeurs), met en avant « l’accumulation de compétences et de bonnes pratiques dont on pourrait tirer profit. Car l’accès au savoir doit être soutenu par l’Etat, au profit des éditeurs. On fait un journalisme de lien social.» Dans le même sens Philippe Rio, maire de Grigny, mis sous les projecteurs au moment des attentats, confirme : « L’information doit être un élément du lien social et à ce titre, être territorialisée. » Mais il reconnaît les limites d’un traitement journalistique de ces quartiers qui serait trop angélique : « Quand trop de médias ne montrent que l’Enfer, nous on a trop tendance à vouloir ne montrer que le Paradis. »
Les grands médias sont-ils responsables ?
Ce qu’on ne pourra reprocher à TF1, représenté par Christelle Chiroux, cheffe du service Société-Enquête, qui subira malheureusement l’épreuve du feu dès sa prise de parole, et presque jusqu’à la fin de sa difficile intervention, transformant ce qui aurait dû être un débat constructif en prétoire avec procureur(s) et accusé. Prêtant cependant le feu à la critique, elle jure que sa chaîne « a tiré les leçons des émeutes de 2005 », et égrène aussitôt une liste de prénoms à consonance maghrébine ou africaine qui auraient été recrutés par sa rédaction, pour preuve de bonne foi. Et, assurant que les conférences de rédaction de TF1 peuvent être ouvertes, elle estime elle-même : « nous aussi, nous sommes stigmatisés quand nous allons en banlieue ».
« La mobilité géographique des grands groupes vers les banlieues devrait leur permettre de tisser un lien avec les habitants »
La charge de Emmanuel Vire ne se fera pas attendre : « Votre propriétaire a dégagé 874 millions d’euros pour ses actionnaires, et baissé le nombre de journalistes de 30% depuis 2009. Comment avec ça voulez-vous faire du bon travail ? La mobilité géographique des grands groupes vers les banlieues devrait leur permettre de tisser un lien avec les habitants. Il n’en est rien. Ma propre rédaction, Géo, propriété de Bertelsmann, a déménagé a Gennevilliers, et depuis les attentats on a des affiches « Je suis Charlie », dans un contexte qui ne l’est pas du tout. Il n’y a aucun lien avec la population. » Et d’aligner quelques failles du système : les 30% d’aides allant à la presse d’information générale (le reste étant dédié à la presse « de divertissement ») ; le passage de 250 à 60 quotidiens régionaux en quelques décennies, les dérives du service public lorsqu’il sous-traite ses contenus à des sociétés de production (par exemple : Ligne de mire avec le reportage intitulé « La Villeneuve, le rêve brisé » ; ou Docs en stock pour « La cité du mâle »)…
« On a créé un média avec des conférences de rédaction ouvertes pour que ça soit une rédaction poreuse »
En guise de réponse (en creux) à TF1, Johan Weisz-Myara, directeur de la rédaction de Street Press, estime lui qu’il n’y a rien à faire avec les médias traditionnels. « On a créé un média pour raconter les histoires qu’on vit et que les médias ne racontent pas. Avec des conférences de rédaction ouvertes pour que ça soit une rédaction poreuse, sans badge à l’entrée »… Si bien que la rédaction de ce média local implanté dans le 19ème arrondissement de Paris peut compter, au-delà de ses 7 salariés, jusqu’à deux ou trois cents rédacteurs par an, essentiellement bénévoles. « On a réussi à créer un espace où la hiérarchie de l’information correspond aux besoins des lecteurs ». Lecteurs estimés à 500 000 visiteurs uniques par mois...
« Je suis devenu journaliste malgré moi, pour répondre coup par coup aux autres journalistes »
Beaucoup moins consensuel, Ahmed Nadjar, responsable de Med’in Marseille, clame d’entrée de jeu, avant même de dire bonjour : « Je ne suis pas Charlie, voilà, ça, c’est dit ! ». Et d’enchaîner les punchlines avec le style très rapologique qui le caractérise : « Je travaille pour une sorte d’Al-Qaïda au Maghreb, euh, au Marseille islamique. Je suis devenu journaliste malgré moi, pour répondre coup par coup aux autres journalistes ; je suis devenu bougnoulologue (…) On a été soutenus comme média pure player dès le Fasild [Fonds d’aide et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations, Ndlr], à l’époque où, dans la foulée de la victoire à la coupe de monde de foot de 1998, on était dans cette période Black Blanc Beur qui devait dribler les préjugés… Mais quand je vois des chibanis qui crèvent, des jeunes qui crèvent, je dis à l’Acsé [Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances] : « reprenez vous sous ! », il y en a qui en ont plus besoin que nous ! Dans nos quartiers, c’est pas plus belle la vie, c’est moins belle la mort. » Pour finir sur une note constructive : « Dans une rédaction, si on n’a pas une certaine richesse, on n’a pas un bon média. Mon ancienne collègue Anne-Aurélie, sa mère était énarque… »
D’une certaine manière en accord avec ce dernier point de vue, la conclusion de Sabah Rahmani, de Reporters citoyens, rejoint aussi le constat précédemment exprimé par Presse & Cité : il faut tenter de créer des passerelles avec des médias grand public : « Pour évoluer, il faut qu’on se mélange, pas qu’on reste entre nous. Il faut qu’on soit les premiers relais vers les grands médias. Nous sommes journalistes, nous sommes donc des médiateurs. » Un point de vue qui ne fait cependant pas l’unanimité. Un certain nombre de journalistes des quartiers, de proximité, de la diversité ou alternatifs, à l’instar de Johan Weisz-Myara, estiment au contraire : « Il y a des voix qu’on n’entend pas. A nous de développer notre propre activité là où d’autres ne vont pas. »
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