
Apartheid ? « On n’a pas amélioré la mixité sociale, mais on a transformé l’urbanisme »

En décembre dernier, le sociologue Renaud Epstein se penchait avec le Cevipof (Centre d’étude de la vie politique française) sur la question : « La politique de la ville a-t-elle changé les banlieues ? » Quelques fausses évidences ont été utilement bousculées par ces chercheurs à la pointe de ces questions, qui pourraient nous éloigner un peu de la sinistrose ambiante sur le sujet. Ouf !
« 50% des habitants des quartiers se sentent comme classes moyennes » ! Premier lieu commun écorné : les habitants des banlieues ne se pensent pas toujours comme le reliquat de la société. L’enjeu central reste néanmoins d’accélérer la cohésion urbaine de ces « zones urbaines sensibles » avec les quartiers qui les environnent.
Une politique qui aurait déstigmatisé ?
Pour autant, les intentions de départ n’étaient pas mauvaises : « La politique de la ville était conçue comme une forme de réparation, vu le retard en équipement et en moyens pour les associations », rappelle Meriem Derkaoui, élue (Pcf) à la mairie d’Aubervilliers en charge de l’Enseignement et de la Jeunesse. « Cela a contribué à les déstigmatiser », veut-elle croire. « L’objectif était un rattrapage d’au moins 50% avec le droit commun ». Il y a deux objectifs possibles de la politique de la ville, pour Renaud Epstein : remettre à niveau les quartiers ou changer les politiques publiques. Cette politique aurait plutôt tendu vers ce second objectif, et « donné le mode d’emploi de la décentralisation ». A l’en croire, la presse comme la cour des comptes jugent qu’il s’agit pourtant d’un échec.
400 rapports !
Pourtant, il rappelle que plus de 400 rapports lui ont été consacrés, alors qu’il existe infiniment moins d’évaluations sur des politiques publiques beaucoup plus onéreuses. Ce qui constitue une première incongruité, ou plutôt un signe de la très faible légitimité de cette politique. Selon lui, tout simplement « parce qu’il s’agit de quartiers populaires et de minorités ». Conséquence : « ces évaluations n’ont pas impacté la politique elle-même ». Seconde incongruité donc… Comparativement, le chercheur note que les Zfu [Zones franches urbaines, ndlr] ont connu aussi beaucoup d’évaluations, et que celles-ci « disent que cela a été efficace, au début, mais à un tel coût qu’il aurait été préférable d’embaucher des fonctionnaires ! C’est même la politique la moins efficiente ! » Il est aussi remarqué que les évaluations sont toujours de ces fameuses « photographies d’un temps T », c’est-à-dire qu’elles ne voient pas les mouvements, notamment de tous les habitants qui sont partis des quartiers, vers le pavillonnaire ou même les centre-villes. Les phénomènes d’embourgeoisement, ou du moins d'ascenssion sociale, existeraient donc bien. Et les populations se sont beaucoup renouvelées dans ces quartiers, où continuent d'affluer les plus pauvres, alors que ceux qui s’enrichissent les quittent… Est-ce à mettre à l’actif de cette politique de la ville ?
« Au début des années 80, les quartiers étaient abandonnés »
Troisième problème : que recouvre exactement cette politique ? En effet, selon que l’on soit à Nantes, à Marseille ou à Châteauroux, les objectifs et les sujets de cette politique changent : santé, délinquance, logement etc, etc… Si bien que les évaluateurs demanderaient dorénavant des indicateurs plus simples, selon une logique qualifiée à la fois de « technocratique » et de « managériale ». Reste que pour sortir de ces questions d’évaluations, « il faudrait des analyses contrefactuelles », c’est-à-dire suivre aussi les quartiers comparables qui ne bénéficient pas de la même politique, comme en Grande-Bretagne (« New deal for communities »). On pourrait ainsi dire ce qu’il se serait passé si rien n’avait été fait. Du coup, on pourrait se rendre compte que « au début des années 80, les quartiers étaient abandonnés par les bailleurs, et par les villes. Ils ne le sont plus, sauf à Marseille. » Dans le public, Jean-Marc Denjean (élu Eelv au Conseil régional d’Île-de-France), note que cette politique n’a pas toujours été consensuelle : « Le Pcf était contre, sauf quelques dissidents, tout comme les syndicats enseignants étaient contre les Zep ! Et puis, il y a des politiques de la ville de droite, et d’autres de gauche ». Ce que confirme l’ancien ministre de la ville François Lamy : « Il y a des mairies qui veulent de la mixité sociale, et d’autres qui n’en veulent pas… »
« On n'a pas atteint l’égalité, il y a même une dégradation de la situation sociale »
Quatrième problème : « On cible des territoires, et non des groupes de population, car les statistiques ethno-raciales sont interdites. » Alors que les recensements ne se font que tous les dix ans, il est donc compliqué de suivre précisément les changements de peuplement. D’après Epstein, « les plus contents sont ceux qui habitent autour, et ceux qui ont été relogés dans du neuf, qui sont le plus souvent en couple, et paient bien leur loyer »… Agrégat complexe à différencier… « On n’a pas atteint l’égalité, il y a même une dégradation de la situation sociale, avec le précariat, et avec plus d’immigration, qui a remplacé la classe ouvrière et moyenne blanche », tranche-t-il enfin...
Pour résumer, selon le chercheur, « On n’a pas amélioré la mixité sociale, mais on a transformé l’urbanisme ». Pire : « on a fragmenté les quartiers, alors qu’ils étaient homogènes ; et on semble avoir déplacé la délinquance en particulier. Le Pnru [Plan national de rénovation urbaine, ndlr] ne s’est pas donné les moyens de faire du développement social avec les habitants, mais au mieux de l’accompagnement social. » Question ultime, posée par Marie-Hélène Bacqué : « Les écarts n’ont pas été réduits. Mais la réduction des écarts de pauvreté est-elle favorable à la mixité ? »