
Apartheid ? Avec Christophe Guilluy, faut-il accepter le séparatisme qui vient ?

En 1998, Charles Rojzman, thérapeute social intervenant en banlieue, publiait « Apprendre à vivre ensemble ». 16 ans ont passé. Christophe Guilluy publiait lui en octobre un livre qu’on pourrait intituler « Apprendre à vivre séparé »… L’essai de ce géographe repenti, « La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires » ne se félicite pas de son propre diagnostic, accablant.
Le Premier ministre évoquait le terme "d'Apartheid" pour parler de la situation des quartiers populaires en France. Terme juridique, politique, institutionnel fort, qui n'a rien à voir avec le modèle sud-africain. Pour autant, un chercheur polémiste comme Christophe Guilluy le constate : un séparatisme entre populations se développe, sur une base géographique. Le chercheur tente de reconstruire un nouveau modèle de société sur ces bases terribles... Il prend acte de ce divorce en quelque sorte. Faut-il s’y résigner ? Car le pire pourrait naître de cette situation, tant sont nombreux ceux qui pourraient s’emparer de cette situation et des choix qui pourraient en découler, à l'extrême-droite ou chez les promoteurs du communautarisme. Une perspective qui nous guette surtout si les républicains continuent à déserter ce champ de bataille polémique… Mais si les constats et propositions que fait Guilluy rencontrent un certain malaise dans une partie de la presse de gauche, de toute évidence il a impacté les politiques publiques du PS au pouvoir depuis 2012.
Quels sont les mouvements de fond qui impactent les couches populaires en France ?
Ch. Guilluy : Je suis géographe, mais le territoire ne m’intéresse pas plus que ça ! Ce sont ceux qui les habitent qui m’intéressent, notamment les classes populaires, qui sont différentes de la classe ouvrière, c’est la majorité de la population française. C’est par elles que j’arrive aux territoires. J’étudie leur revenu, leur destin. Mais on n’étudie en général qu’une fraction de celles-ci, qui vit en banlieue. Je suis né en Seine-Saint-Denis, j’ai travaillé en politique de la ville. Et puis je suis aussi allé travailler dans les zones rurales, où vit en fait la majorité des aux catégories populaires. La division urbain, rural (80% contre 20% de la population) ne veut rien dire : quelqu’un qui vit dans un petit bourg dans la Creuse vit dans de l’urbain mais ça ressemble plus à du rural en fait. Pour la première fois, ces classes populaires ne vivent plus là où se créée la richesse. Le contexte des zones urbaines sensibles a évolué. Les plus plombées sont les zones rurales. Paris et sa région se gentrifient. Dans les ZUS, seuls les plus précaires remplacent ceux qui s’en sortent. Dorénavant, les immigrés et leurs enfants sont majoritaires dans les ZUS. Avant, les ZUS étaient socialement plus diverses : n’y restent maintenant que ceux qui peuvent intégrer le logement social. Par ailleurs, le logement social ne compense pas les besoins en logement, et le manque dans le privé, alors qu’avant, il y avait des classes populaires dans le privé. Le marché créé les conditions dont l’économie a besoin pour fonctionner. C’est la dynamique foncière, avec la désindustrialisation, les industries s’en allant, qui veulent ça. Or, la France n’a pas besoin d’une partie de ces classes, de cette France périphérique plus ou moins rurale. La géographie des problèmes sociaux et de la radicalité le prouve : les « Bonnets rouges » ne viennent pas des métropoles bretonnes, Rennes ou Brest, mais des toutes petites villes, qui ne sont pas toujours dans la grande précarité, mais qui ne sont pas intégrées à la mondialisation libérale. Elles savent que si leur boîte ferme, elles n’ont plus rien. C’est pareil dans les DOM-TOM qui vivent de la redistribution. Cela ne fait pas société. Il faut inventer un nouveau modèle économique sur ces territoires.
Mais vous dîtes que ce modèle « marche » !? Pourtant, il y a 36% de taux de pauvreté dans les ZUS !
Ch. G. : D’une certaine manière oui, il « marche » ! Deux tiers du PIB vient de ces zones métropolitaines ! Cela répond à une demande du marché métropolitain de l’emploi : les « bac + » et les sous-qualifiés sont les seuls à y rester (les seconds, y compris sans-papiers, pour faire vivre les bosbos et travailler dans leurs restaurants et dans le tertiaire, la logistique etc). Ces inégalités créent de la richesse ! Quand on regarde la photo, on ne voit que le négatif. Mais en flux, cela reste positif : cela marche, il y a quand même une minorité qui réussit. Les meilleurs. C’est un modèle libéral. On ne voit que le négatif quand on regarde le taux de chômage. Il y a bien l’émergence d’une petite bourgeoisie issue de ces quartiers, grâce à un marché de l’emploi très dynamique, à l’école, à la politique de la ville qui a été positive, qui a fait beaucoup, même si pas assez. Ces zones sont devenues des sas entre les pays du Nord et ceux du Sud. Mais il y a une vraie ascension sociale. Seulement, comme toujours dans le modèle libéral, elle ne touche qu’une minorité. A ce titre, les « 30 glorieuses » ont été une exception.
Vous semblez prendre acte, presque vous satisfaire de cette situation que vous décrivez ?
Ch. G. : J’ai vécu dans des quartiers multiculturels, et je viens de l’ultra-gauche où la question de l’identité n’existait pas, à une époque où les rebeus ne savaient pas quand tombait le ramadan, où personne n’avait de kippa. Mais la désindustrialisation provoque le séparatisme social. Ce n’est pas seulement le petit Blanc qui ne veut pas vivre avec le Noir : il y a toujours une majorité et une minorité, et personne n’a envie d’être minoritaire sur un territoire donné. Le bobo qui vote Delanoë est le premier à fuir la carte scolaire. C’est partout comme ça, même au Maroc avec les subsahariens ! Le vote FN, c’est un vote de blédard. Je prends la situation telle qu’elle est, sans discours moral. Mais je suis optimiste, je ne crois pas à la guerre civile, mais pas plus qu’à United Colors of Benetton. Le retour de l’identité se fait partout, aussi chez les prolétaires blanc, ou chez les antillais. Chez les musulmans, la question religieuse y est centrale. Mais on ne pourra avoir d’intégration culturelle tant qu’on n’aura pas d’intégration sociale or, aujourd’hui, la question sociale paraît secondaire… Il faut pourtant continuer essayer de faire de la mixité sociale, de la politique de la ville, du logement social, de la formation, des études supérieures pour les banlieues et dans les zones rurales, mais sans illusion : arrêtons d’imaginer que cela va inverser le cours des choses. Nous n’avons que peu d’influence sur la société. Il faut partir des envies des gens. Et influencer les décideurs qui eux, pensent qu’en filant encore un peu de pognon, tout va continuer comme ça. La politique de la ville marche dans un contexte métropolitain, pas à Saint-Dizier où c’est dur pour tout le monde.
Vous dîtes qu’il y a en France « la promotion d’un modèle communautaire » ! C’est l’inverse de ce que prouvent les politiques publiques !
Ch. G. : D’une certaine manière Valls a fait ça à Evry. La campagne de Sarkozy sous influence de Buisson en 2012, c’était en direction des « petits-blancs », contre « l’islamisation de la France ». La campagne de Hollande, sous l’influence de Terra Nova, c’était une stratégie électorale de niche, d’un communautarisme hypocrite, qui n’osait pas le dire. Elle visait « la diversité » plus les bobos plus les femmes ». Et si Hollande n’a pas trop fait campagne dans les banlieues en 2012, c’est comme Obama : il ne fallait pas qu’il le dise trop, parce qu'il devait quand même capter une partie de l’électorat blanc. Il suffisait à Hollande de « fasciser » le discours de Sarkozy. Mais c’est un faux débat : il n’y a pas de communautarisme à l’anglo-saxonne en France, sauf chez les Loubavitchs du 19ème arrondissement de Paris ! Le modèle métropolitain est mondialisé, la classe politique s’en arrange.
Pour enrayer des problèmes, vous préconisez notamment de « renforcer les institutions de la France périphérique ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Ch. G. : D’abord, ne pas faire disparaître les départements dans les zones rurales, dernier échelon politique visible de cette France invisible. Mais il faut surtout un vrai débat sur le modèle économique français, au-delà de ce que produisent les métropoles. La question, c’est « est-ce que les élus sont capables d’y aller frontalement », sur la question d’une part de protectionnisme, par exemple, comme le dit Emmanuel Todd ? Sinon, il y a un boulevard pour le FN.
Vous prônez aussi un « retour au village » et dîtes qu'il faut miser sur le "capital d'autochtonie". Qu’entendez-vous par là ? Et n’est-ce pas risqué, une sorte de repli ?
Ch. G. : Les élus locaux ont des idées pour leurs territoires, pour la relocalisation d’activités, la ré-industrialisation, les amaps etc, mais tout cela ne fait pas un projet de société. Pourtant, je ne pense pas que la société changera avec de grands développements, des plans etc. Mais avec des PME, des circuits courts. Cela doit être posé nationalement, face à la mondialisation ouverte.
Vous avez eu un impact sur les récentes politiques publiques, sur la réforme du zonage de la politique de la Ville, sur Manuel Valls…
Ch. G. : Je colle à la réalité. Ce que je dis est déjà dans la tête des élus locaux, des bailleurs sociaux. Dans la réforme de la politique de la ville de Lamy, il y a une stratégie de réponse à la montée du FN dans les petites villes. Celles qui sont entrées dans le cadre de la nouvelle politique de la ville. Cette réforme, ça sera pas grand-chose ; mais on ne pouvait plus dire ouvertement que la politique de la ville soutenait des quartiers où les immigrés et leurs enfants sont majoritaires, du fait des logiques foncières. Il fallait parler à toutes les classes populaires, pour contrebalancer le discours « on donne tout aux banlieues, et rien à nous ». Sinon, une contestation de l’Etat-Providence risquait de voir le jour, par ceux qui en ont le plus besoin. On a besoin de construire du logement social, mais on ne veut plus car beaucoup ont l’impression que ça ne sert que les immigrés. Et ça risque d’être pareil demain pour la sécurité sociale : le choix risque d’être de libéraliser. On est dans une logique américaine. Ce qui est en jeu, c’est de re-légitimer l’ensemble de l’Etat-Providence.