
La Françafrique en documentaire : ceux qui tenaient le pistolet parlent enfin

Beaucoup de militants acharnés l'ont rêvé, Patrick Benquet l'a fait : un film à la fois pédagogique et coup de poing qui fera date dans les annales de la dénonciation des crimes de la Françafrique. Au moment où le « Prix Françafrique », ironiquement remis par une pléiade d'associations le 19 février dernier à Areva (dans le cadre de la « Semaine Anticoloniale »), le réalisateur du documentaire du même nom explique comment il a pu encore exhumer de tels dossiers en 2011, cinquante ans après les décolonisations.
Patrick Benquet est loin d'être un néophyte du documentaire, seulement un néophyte de l'Afrique. Il assume n'y être jamais allé. Là réside le premier point commun avec François-Xavier Vershave, président de l'association Survie, décédé en 2005, et auteur en 1999 de « La Françafrique », ouvrage fondateur et dénonciateur vendu à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires. Même titre, même éloignement physique avec le sujet, même parti pris : regarder la marécageuse réalité de la Françafrique depuis le territoire français. Mais c'est là que les points communs s'arrêtent : car là où l'association Survie poursuivait les corrupteurs et les corrompus, les assassins et les tortionnaires, tout en produisant de l'information pour dévoiler les faits, le réalisateur fait parler les acteurs, là où aucun procureur pernicieux, là où aucun activiste, même le plus aguerri, n'avait encore réussi à le faire... Certes, Patrick Benquet est dans le métier depuis 30 ans. Il a fait des études de droit, été militant lui aussi, à l'agence de presse « Libération », en 72, avant la création du journal du même nom. Bon nombre de révolutionnaires africains de l'époque passaient par les locaux de l'agence, dans le quartier des Halles. Puis viennent deux ans de piges pour Le Monde. Un parcours simple ? Une leçon de choses, plutôt, qui fait réfléchir quant à savoir quelles sont les méthodes d'action les plus pertinentes pour ceux qui veulent lever le rideau sur les turpitudes de la vie internationale. Prime au militantisme ou au professionnlsime ? On nous dira : on n'apprend rien que les spécialistes ne sachent déjà, aucune révélation croustillante ne vient bouleverser l'état des connaissances. Mais pour ceux qui ne connaissent rien de cette sulfureuse et incestueuse histoire entre la France et le continent noir dans la seconde partie du XXè siècle, le choc sera terrible ! Que d'aveux de compromissions et de crimes ! Quelle accumulation de témoignages de première main ! « Il y a juste une volonté de comprendre, de remettre en cohérence », assure humblement le réalisateur. Patrick Benquet nous reçoit dans son très sobre appartement du 13è arrondissement de Paris. Une économie de moyens et de style pour un résultat maximum ?
Comment avez-vous obtenu de tels témoignages de la part de personnalités si secrètes et au passé si trouble ?
Les gens ont parlé à chaque fois pour des rasions différentes. Delaunay allait mourir, il y avait un côté testamentaire. Il s'en foutait de ce qu'il disait. Bourgi se lâche, il en fait beaucoup, il se fera taper sur les doigts. Loïc Le Floch-Prigent [emprisonné et condamné à plusieurs reprise notamment suite au procès Elf, à partir de 2003, NDLR], lui, avait une permission de sortie. Il voulait régler des comptes, mais il démonte des mécanismes sans donner de nom... Il est le bouc-émissaire de l'affaire Elf. Bonnecorse, au bout de deux heures, a fini par lâcher que les dernières élections au Gabon ont été truquées... Il voulait revenir sur certains de ses propos. Tout cela montre quand même que le système se délite. En Côte d'Ivoire, tout passe de plus en plus par Bolloré, et non plus par l'Etat. Sarkozy est un super-représentant de commerce pour grandes sociétés, au Niger pour l'Uranium, ou en Angola. Il faut se bagarrer, maintenant, pour obtenir des marchés. Avant, assure Dominique Pin dans mon film, on décrochait le téléphone, on avait le marché. Mais l'aspect qui m'a le plus surpris, c'est sur le financement de la vie politique française : on parle de Bongo cochant les noms des ministres du nouveau gouvernement sur une feuille que lui soumet le gouvernement Raffarin... Le même rencontre Fillon, Bédié etc avant leur nomination. Pareil sur les Francs-Maçons : Bourgi, Balkany... la Françafrique, c'est des réseaux de connivence, secrets et personnels. Tout comme Aliot-Marie en Tunisie. Il y a aussi toute une partie sexe, qu'on n'a pas voulu traiter. Beaucoup allaient en Afrique pour ça aussi.
Faut-il être « candide » pour bien traiter ce genre de sujet ?
Je n'avais pas envie de devenir un spécialiste de l'Afrique. Je n'étais jamais allé en l'Afrique noire avant ce film. Jean Labib, de Phares & Balises, le producteur, voulait faire ce film depuis 15 ans pour la télé. Il n'y arrivait pas. Il y eu plusieurs films complexes sur l'Afrique. Les gens de la télé disaient toujours : ça n'intéresse pas. Là, c'était le cinquantenaire de la décolonisation, c'était le moment. « La Françafrique, c'est terminé », avait dit Sarkozy. Je voulais avoir le regard du spectateur de base. Je pose les questions que le téléspectateur peut se poser. J'ai passé un an et demi sur ce film, conseillé par Antoine Glaser [rédacteur en chef de La lettre du continent, la publication sans doute la plus neutre et la plus informée sur l'Afrique], que j'ai rencontré une vingtaine de fois. C'est bien de pouvoir faire quelque chose pour le grand public, pour un million de personnes. Il faut introduire les gens dans la complexité du monde, mais sans être complexe. C'est l'inverse du film historique classique : si on fait passer 5-6 idées forces, c'est bien. Donc on doit élaguer : on ne parle pas du Rwanda, par exemple. Il manque aussi le côté le plus sanglant de la décolonisation : le Cameroun. C'est un regret, mais ce sont des choix éditoriaux. De même, nous avons décidé de voir cette histoire à travers la question de l'énergie, du pétrole. De Gaulle est très clair là-dessus : c'est ça qui le pousse à cette politique. Et je pense que c'est ça le drame de l'Afrique : elle est riche. Enfin, on a fait aussi le choix de parler du côté des Français. Et de ne faire parler que des acteurs, pas de spécialistes ni d'analystes.
Quel a été l'accueil de ce film ?
Avec ce qui se passe aujourd'hui, en Côte d'Ivoire notamment, on est dans l'actualité. Bien sûr, ce film a été instrumentalisé par Gbagbo. Beaucoup de jeunes africains ne connaissent rien de cette histoire. Au FIPA, une classe de mômes était démoralisée : « Alors ce film va changer les choses ? » demandaient-ils. Je répondais : « l'avenir est à vous ». Le film passe ds beaucoup de festivals africains. Et à Cannes, au Québec. Il est aussi beaucoup piraté ! On a fait un score normal à France télévisions, mais le buzz est incroyable : 8000 ventes de DVD, et ça continue, plus l'encartage avec le Nouvel Observateur, malgré sa non-distribution à Paris la semaine où il était diffusé... Il a même été vu dans tous les ministères ! Et bientôt dans les écoles. Idem sur les blogs africains, le film devient une référence.
Propos recueillis par Erwan Ruty / Ressources Urbaines
La Françafrique, 2 DVD, 2 h 39 mn, France 2 / phares & balises
Et aussi :
-La Françafrique, de FX Vershave, éd. Les Arènes
-Association Survie : www.survie.org (lutte contre la Françafrique)
-Association SHERPA : www.aso-sherpa.org (défendre les populations victimes de crimes économiques, en pointe dans la lutte contre la corruption internationale et les dictatures)