
Inch'Allah...

14 janvier 2011, Ben Ali prend la fuite...
Le centre de gravité des luttes populaires venait de se déplacer à l'épicentre de l'inertie, là où rien ne pouvait bouger, là où l'histoire était sensée se limiter à l'annonce d'accords commerciaux des plus juteux...
J'étais à Paris. Solidaire et inquiet, enthousiaste et méfiant. Situation paradoxale : jamais je ne m'étais senti si tunisien, jamais je n'avais été aussi conscient du fossé qui me séparait du quotidien de ce peuple en lutte.
Petit à petit, une évidence s'impose. Il était temps d'aller revoir ma Tunisie !
L'hexagone me fatigue. Je ne supporte plus son racisme zémourien minable.
Je veux regarder cette France d'en face. Marianne se croit trop belle, Marine se prend pour elle.
Descendre en stop à Marseille, prendre le bateau vers La Goulette. Je migre vers l'Afrique !
Mi-juillet, je me plante donc porte d'Orléans, Marseille en gros écrit sur un carton.
Il est 7H 30, je ne tarde pas à être rejoint par d'autres voyageurs. Deux étudiantes vont à Avignon, pour le festival. Une voiture s'arrête. Un homme de la cinquantaine, jovial, militant au Front de Gauche nous embarque. Il nous parle du caractère de Mélenchon, des sucres de synthèse, de sa voiture nickelle achetée d'occase... Et nous dépose un peu plus loin que Lyon, dans une station service.
Une demie heure et me voilà reparti. L'automobiliste me laisse à un coin de Marseille, l'auberge de jeunesse est à l'autre bout. Le sac sur le dos, je parcours cette ville bigarrée et bruyante, la découvrant depuis ses hauteurs, sous un soleil de plomb.
J'arrive épuisé mais heureux à l'auberge de la « Bonne veine ». On est le 14 juillet. Je prends conscience de l'aventure dans laquelle je me lance en regardant les belles bleues, les belles rouges..
Le bateau est dans deux jours. En deux nuits, j'ai le temps de nouer quelques liens, autour de bouteilles de rosé frais sur la terrasse éclairée par les étoiles. Samedi matin, je pars pour embarquer sur le Carthage, un énorme ferry rouge et blanc. Je n'ai pas pris de cabine mais une place dans le salon fauteuil. Trois salles équipées comme l'habitacle d'un avion. Une grande télévision dans chacune, des draps par terre où les familles pic-niquent, dorment, discutent et rient...
La nuit sur le pont, la pleine lune dessine une grande traîne argentée sur une mer opaque et sombre, noire comme le ciel.
Le lendemain, le temps est radieux et tout le monde est sur le pont, guettant les premières côtes après 20 heures de traversée. Les poissons-volants jaillissent de partout. Je parle politique avec un vieil homme. Je le sens déçu que je ne parle pas arabe, mais aussi bienveillant. Francophone ou pas, tounsi je suis, tounsi je resterai. Français aussi.
Nous débarquons. Les passagers, l'équipage, la douane, j'ai envie d'embrasser tout le monde ! Dix ans que je n'ai pas mis les pieds sur cette terre !
Et puis le grand hall d'arrivée. Je sors prendre l'air. J'espérais le jasmin, mais c'est le pop corn d'un marchant ambulant la première odeur qui me monte au nez.
Mes cousines arrivent, nous montons en vitesse dans le taxi qui attend. Direction El Ouardia, un quartier populaire au nord-est de Tunis. Qu'allons nous nous dire ? Je leur pose des questions sur la révolution, elles me racontent le quotidien des centres d'appel. Désormais l'une d'entre elle porte le voile. Une démarche personnelle que son mari n'apprécie pas trop, me dit-elle.
Arrivé chez ma tante, le temps se dilate, je passe à l'heure africaine... Les heures s'écoulent au gré des visites, des Marlboros algériennes. Rien n'a changé. La vie suit son cours.
Y a-t-il eu une révolution ?
Mon cousin et ses potes, toute la nuit au café à jouer au rami, me racontent leurs hauts-faits d'armes contre la police, en janvier dernier...
Une nuit, alors que le son des mariages ambiance d'habitude le quartier, une clameur indistincte retentit. Tout le monde à la fenêtre cherche à comprendre, inquiet. Il est minuit, et par dessus les murs des cours et des petites maisons, des cailloux volent. Les jeunes de deux quartiers s'affrontent. Une histoire de pauvres, une embrouille de banlieue qui dégénère. Rien de bien politique. Pourtant, cette ambiance délétère ravive les angoisses des habitants, comme durant ces mois de couvre-feu où seule la rumeur informait, où le danger était à la fois partout et nulle part. La police arrive, accompagnée d'un camion de soldats. Plus tôt dans la journée, les médias annonçaient des heurts dans les régions et la mort d'un enfant. Et si tout s'embrasait à nouveau ?
Non. Ce soir-là, ça n'était qu'une histoire de pauvre, une embrouille de banlieue...
Le premier week-end, je pars à Mahdia pour assister à une convention d'associatifs de gauche, dans un grand hôtel pour touristes. En trois jours, il s'agit d'élaborer tous ensemble un projet de nouvelle constitution. Les échanges sont de qualités, les esprits éclairés, les débats interminables... Je reviens gonflé de confiance en ce peuple qui se prend en main, malgré les angoisses sécuritaires souvent délirantes que je rencontre au quotidien.
Lundi est férié, c'est la fête de la République. Je me rends chez l'un de mes cousins. Il est policier. Il me raconte la manifestation du 15 janvier, au lendemain de la chute de Ben Ali, lorsque lui et ses collègues sont descendus dans la rue affirmer leur soutien à la révolution et leur disponibilité envers le futur régime.
Sa femme a de la famille en Libye. Ils sont venus se faire soigner en Tunisie. Après quelques mois, ils sont tous repartis à Tripoli. Les soldats de Kadhafi hésitent un peu plus à piller une maison lorsqu'elle est habitée... Je repense aux français qui se plaignaient pour 10 000 tounsis...
Avec 10 millions d'habitants, les tunisiens accueillent 70 000 libyens !
Et moi, et moi, et moi ? Comme un con de parisien, puis-je trouver une place ici ? Inch'Allah...
H. Riabi
Convention pour la nouvelle constitution: http://fr.allafrica.com/stories/201107220758.html
OTE (Office des Tunisiens de l'Etranger) : Cours d'arabes gratuits pour les étudiants. http://www.ote.nat.tn/
http://www.iblv.rnu.tn/
http://www.france24.com/fr/20110607-tunisie-nouvelle-vague-refugies-liby...