
Eliane de Latour, la force du pardon

A l’occasion de la sortie de son livre de photographies « Go de nuit. Abidjan, les jeunes invisibles » la Maison des Métallos à Paris a consacré à Eliane de Latour un mois d’exposition photographique et de projections. Le public a pu voir ou revoir l’un des films cultes de la cinéaste-photographe-anthropologue « Bronx-Barbes » une fiction réalisée en 2000 à Abidjan. La projection était suivie d’un débat avec la réalisatrice, nourri par un public curieux du regard décalé d’une française dans un contexte africain.
Plus fort que le Titanic
Anthropologue, photographe et cinéaste, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et plus particulièrement de la Côte d’Ivoire, Eliane de Latour réalise en 2000 le film Bronx-Barbès. A partir de ses propres recherches, elle raconte en images magnifiques la destinée de deux jeunes garçons démunis dans les quartiers d’Abidjan et leurs tentatives de « devenir quelqu’un demain ». Le film propose un parcours initiatique à travers le monde impitoyable des ghettos. Lors de sa sortie en 2000, le film dépasse les records d’entrée de Titanic en Côte d'Ivoire. Plus de 10 ans après, la petite salle de projection de la Maison des Métallos est comble. Ce n’est sûrement pas tant la gratuité, à saluer, que la réputation du film et l’exposition photographique sur les jeunes prostituées d’Abidjan qui ramènent ce public bigarré. Tandis qu’un groupe de jeunes, casquettes et écouteurs sur la tête, s’installe bruyamment dans les rangées du fond sous les remontrances de ses accompagnateurs, le public nombreux prend place sur les chaises. On entendra juste quelques jeunes filles du groupe désapprouver haut et fort des scènes de « sexe » jugées trop provocatrices. Mais très vite, l’assemblée est entraînée entre rires et larmes, alternant entre des scènes de violence et de tendresse. De l’humanité à l’état pur.
Quand anthropologie rime avec poésie
Lorsque la lumière se rallume, l’émotion est encore palpable dans la salle. La beauté des images, la violence des situations et de certaines scènes mêlée à l’espoir qui se dégage malgré tout du film, la langue « nouchi », l’argot ivoirien, sorte de créole des banlieues, incroyable de poésie, tout cela ne peut laisser insensible. Lorsque la réalisatrice arrive dans la salle, les spectateurs ne sont pas longs à entrer dans le débat, que ce soit pour questionner l’anthropologue-cinéaste ou au contraire pour témoigner. Car les scènes qui interpellent le plus relèvent précisément de témoignages réels sur lesquels s’est basée la réalisatrice pour construire sa fiction. Une jeune femme dans la salle avoue avoir été particulièrement surprise et même choquée, comme d’autres spectateurs, par un passage du film dans lequel une jeune fille, dont l’un des héros est secrètement amoureux, est violée par la bande de celui-ci, participant « malgré lui » à ce viol collectif. Le lendemain, le même va la trouver au marché pour lui demander son pardon. Elle accepte et devient sa petite amie.
Le pardon, un devoir
Eliane de Latour assure de la vraisemblance de cette scène, tout d’abord en racontant qu’elle est basée sur plusieurs témoignages, mais surtout en expliquant la particularité ivoirienne du pardon : « En Côte d’Ivoire, c’est un devoir pour tout le monde. Quand vous pardonnez à quelqu’un de vous avoir fait du tort, vous êtes grandi dans la société. Car en pardonnant, vous arrêtez le conflit, vous ne le laissez pas continuer. Et cela vaut même pour des choses très graves. » Dans la salle à moitié convaincue, deux spectateurs d’origine ivoirienne corroborent les propos de la réalisatrice. Et chacun y va de son exemple, là un enfant tué par une voiture, ici des conflits de moindre importance. La réalisatrice poursuit la démonstration en précisant certains codes culturels déterminants. « Lorsque le jeune homme retrouve la jeune fille au marché, un lieu public donc, il s’agenouille devant elle. Lorsque l’on pose le genou à terre, on se rabaisse devant la personne. C’est un signe très fort d’humilité. Un autre signe du vrai pardon est lorsque l’on met ses deux mains ouvertes près de la tête. On le fait très couramment lors de conversations entre amis.» La réalisatrice évoque les deux valeurs fondamentales de la société ivoirienne, la notion du pardon mais également celle du conseil : « Le conseil, c’est le devoir qu’ont les plus âgés vis-à-vis des plus jeunes. L’aîné joue le rôle de vieux père, d’ancien et en conseillant il va être valorisé. Car le système du conseil sert à empêcher les conflits. Et le pardon vient désamorcer le conflit ».
Ce que l’Occident ne peut résoudre
Ce principe décrit par Eliane de Latour va bien au-delà de la vie quotidienne et peut s’avérer la clé de problèmes insolubles au niveau international. « Par exemple, quand Gbagbo a été voir les rebelles du Nord, il a usé d’une stratégie intelligente en utilisant les soubassements des règles utilisées dans la société ivoirienne. Tout le monde s’était enlisé dans des conférences internationales et le conflit ne désamorçait pas. Gbagbo a décidé d’arrêter ces conférences et a été voir Guillaume Soro pour réconcilier le pays autour du pardon. De plus, Soro est son cadet, son ʺfistonʺ, c’était un jeune militant dans son parti. Gbagbo fait figure de vieux père et il a utilisé cela. Il a sciemment été chercher celui-là. Il a joué sur la tradition aîné-cadet, ce qui n’est pas du tout incongru. C’était compréhensible par les ivoiriens. »
Pardon et réconciliation
Devant le succès du film auprès des ivoiriens, on peut s’interroger sur le rôle positif joué par celui-ci : « Il montre un aspect sombre du peuple ivoirien mais à travers des rôles solaires. Il n’y a pas de misérabilisme. Les ivoiriens sont fiers de ce film. Il retrace une réalité devenue moins honteuse. Le film a permis une réconciliation avec l’image donnée de ce milieu, même si ce n’est pas avec les ghettomen eux-mêmes. Les ivoiriens ont compris que cela existe partout, que ce soit à Sarcelles ou à Shangaï. Ce sont les mêmes rêves, les mêmes imaginaires qui sont mis en place. »
Réconciliation, résolution des conflits, le pardon reste un pilier central de la société ivoirienne. La réalisatrice fait remarquer la force de cette notion en Côte d’Ivoire : « Ça vous saute au nez instantanément. Je n’avais jamais vu ça dans d’autres pays. Cela n’a rien à voir avec le pardon chrétien, le fait de tendre l’autre joue. Là-bas, c’est un principe non sacralisé, totalement profane, qui appartient à tout le monde. Quand la page est tournée, elle est tournée, on ne revient pas dessus.»
Claire Malen