Tunisie – Union européenne : l'impossible traversée

Le 05-09-2012
Par Dounia Ben Mohamed

Beaucoup en rêvent, rares sont ceux qui y parviennent. Traverser la Méditerranée pour atteindre l'eldorado européen correspond souvent à une mission suicide. Et si le contexte tunisien a changé, l’amertume persiste. Témoignages. 

C'est l'histoire de trois garçons qui depuis leur adolescence ne rêvent que de France. Au point de se faire un serment : “Nous ne travaillerons pas, nous ne nous marierons pas, nous ne ferons rien dans ce pays. Ce sera la France ou la mort.” Du coup, Karim, Lotfi et Redhouane* ont,  âgés de 38, 35 et 37 ans, d'année en année, tenté leur chance. Pour revenir à chaque fois à leur point de départ, le quartier populaire du Kram, dans la banlieue ouest de Tunis. “C'est comme ça, on a beau se prendre des coups, on recommence à chaque fois, plaisante Karim. C'était pas mektoub [« écrit », en arabe, NDLR]”. 
 
C'était partir ou rester, et rester pour nous, c'est mourir

Première haragua à 21 ans

Karim n'avait que 21 ans, âge de la majorité en Tunisie, la première fois qu'il tente la haragua (traversée clandestine). “J'avais le sentiment que ma vie serait plus facile si j'étais en France. Plus de moyens, de liberté, d'avenir.” Ses proches ont beau tenter de l'en dissuader, chez lui c'est une obsession. “C'était partir ou rester, et rester pour nous, c'est mourir.” Nous sommes dans la Tunisie d'avant la révolution, sous le régime autoritaire et liberticide de Ben Ali. Les batala (chômeurs) se comptent par milliers. Diplômés ou non. “Si tu n'as pas de piston, tu n'est rien, tu ne fais rien.” En dehors de la situation politique et économique, d'autres raisons le poussent à partir. “En Europe, poursuit Redhouane, chacun est libre de vivre comme il l'entend alors que notre société est fermée à tout. Ton propre voisin passe son temps à épiloguer sur tes vas-et-viens.” Alors ils prendront le large. “La première fois, j'ai tenu un stand de pastèque pendant plusieurs mois, raconte Karim. Je me suis fait pas mal d'argent comme ça, et j'ai pu payer un passeur.” Mais une fois en mer, comme pour d'autres, l'homme qui leur avait promis un second bateau, les invitera à rejoindre la côte. “Le premier bateau n'était qu'une simple barque qui avait déjà commencé à prendre l'eau à peine avions nous quitté la plage. Le second n'est jamais arrivé. On s'est fait avoir. Qu'est ce que nous pouvions faire ? Porter plainte ?
 

Des embarcations de fortune 

Cette première expérience ne l'arrêtera pas. Il recommencera à plusieurs reprises. Multipliant les petits boulots pour financer les voyages. “Le pire, c'est quand je suis passée par la Libye. J'ai vraiment cru que j'allais mourir. “ La Libye, sous l'ère Kadhafi et encore aujourd'hui est le lieu de transit de nombre de volontaires au départ. Des Maghrébins aux Subsahariens. “Je me souviens qu'à notre arrivée, on nous a mis dans une petite barraque où une centaine de noirs étaient déjà entassés. J'en avais jamais vu autant de ma vie. J'ai eu tellement peur que je n'ai pas dormi de la nuit et j'ai tenu fermement dans ma main mon couteau, au cas où...” Au fur et mesure, les hommes, ainsi que quelques femmes et des enfants, étaient emmenés, par groupe, dans des camions avant de rejoindre leur embarcation. “ Quand j'ai vu le bateau, j'ai cru que j'allais m'évanouir, je me suis dit : jamais il ne tiendra en mer. Mais je suis quand même monté à bord.” Il y restera plusieurs jours. “C'était dur. Nous étions trop nombreux sur le bateau. Même si certains sont morts. Beaucoup étaient malades et n'ont pas supporté le voyage. Le hommes qui nous conduisaient ont jeté les cadavres dans l'eau. Mais ça n'a pas suffi à alléger notre embarcation. Une nuit, nous avons été réveillés par une lumière très forte. C'était la police de mers italienne. Ils nous ont obligé à faire demi-tour, et nous ont escorté jusqu'aux côtés tunisiennes où la police nous attendait. On a été tabassé et envoyé en prison. Une leçon pour ne pas qu'on recommence. J'ai quand même recommencé.
 

Le Canada, l'Allemagne, le Japon ou la France

Tout comme Rédhouane et Lotfi. Nous sommes au début des années 2000. L'ambassade canadienne lance un certain nombre d'appels d'offre. Mais il s'agit essentiellement de postes en faveur de jeune diplômés. “On a été à l'ambassade presque tous les jours. Ca n'a jamais marché.” Ils tenteront d'autres ambassades. Australienne, américaine, allemande, et même japonaise. Et la France, bien sûr. Sans résultat. “Le pire c'est qu'un de nos amis, qui venait juste pour nous accompagner et qu'on a convaincu en route de tenter sa chance, a finalement été retenu et pas nous. Aujourd'hui, ça fait sept ans qu'il est en France, c'est fou non ! Mais il est toujours en situation irrégulière. Il avait obtenu un visa pour l'Allemagne mais lui a préféré se rendre en France au lieu d'attendre d'être régularisé. Aujourd'hui, la situation est bloquée pour lui.” Des histoires qui ont remis en question le mythe de l'eldorado européen aux yeux des trois amis. Surtout qu'un évènement, inattendu, a radicalement changé leur perspective d'avenir en Tunisie : la révolution de janvier 2011 et la chute de Ben Ali.
 
On le savait.  C'était le moment où jamais pour partir. Mais on a préféré se consacrer à notre pays.

La révolution : le moment où jamais de partir

Tous trois étaient au coeur des affrontements entre policiers et jeunes qui ont secoué le Kram des jours durant. A la fuite du tyran, ils faisaient parti des comités de quartier chargés de la sécurité de habitants. Par la suite, ils ont été membres du conseil des jeunes du Kram destiné à recueillir les doléances des habitats. Karim en a même été élu président. Et pendant ce temps, des centaine de Tunisiens profitaient de cette période transitoire où règnait l'anarchie pour quitter le pays. “On le savait.  C'était le moment où jamais pour partir. Mais on a préféré se consacrer à notre pays. “ Même si par la suite, les rêves et les espoirs suscités par la révolution finiront en désillusion, les trois hommes ont abandonné tout idée d'exil. “ Rien n’a changé. Il y a toujours la corruption, le chômage. Mais notre destin est ici, c'est certain”, envisage Karim. “On a vu comment ont été traités les Tunisiens qui sont arrivés à Lampedusa. Nous, nous avons accueilli les Libyens. Nous les avons soignés, nourris, aidés comme nous le pouvions malgré que nous ne sommes pas un pays riche. Alors que l'Europe les a littéralement jeté dehors et fermé la porte au nez.
 
Nous aussi devons fermer nos frontières. Ça commence par le tourisme

Pour une politique de réciprocité 

Et d'ajouter : “Ce n'est pas juste. Pourquoi des hommes nés dans une partie du monde sont libres de voyager partout où ils le souhaitent et les autres condamnés à rester où ils sont. Alors nous aussi devons fermer nos frontières. Ça commence par le tourisme. Je ne vois pas pourquoi les Français entrent chez nous sans visa alors que nous n'avons pas les mêmes droits. Nous devons faire comme les Algériens et mettre en place une politique de réciprocité.
 
En attendant, les trois amis d'enfance ont oublié leur serment. Deux d'entre eux sont aujourd'hui mariés et pères de famille, le trosième est fiancé. Et tous trois travaillent. Karim a d'ailleurs monté une société d'import-export qui transite entre l'Afrique subsaharienne et la Tunisie. “Et là, nous n'avons pas besoin de visas!” 
 
 
*Les prénoms de ces personnes ont été changé à leur demande. 
 
 

Participez à la réunion de rédaction ! Abonnez-vous pour recevoir nos éditions, participer aux choix des prochains dossiers, commenter, partager,...