
Rap et révolutions au Maghreb

« Boulicia kleb ! » Un morceau de rap tunisien qui claque comme un slogan. L’auteur, Weld el 15, 25 ans, a bien failli prendre cher pour ce cri de colère poussé au moment de la révolution. Il était en résidence avec plusieurs de ses compatriotes à l’occasion du festival « Téma : Rebelle » à Paris, grâce à la journaliste et réalisatrice Hind Meddeb. Rencontre avec cette jeunesse bouillonnante.
« Boulicia kleb », en arabe, pourrait se traduire par « Police = chiens ». Au pays de Ben Ali, et même sous le régime à peine plus tolérant d’Enahda, ce type de slogan suscite fatalement une réaction policière virulente, surtout lorsque le clip lié fait 4 millions de vues dans un pays de 10 millions d’habitants : 21 mois de prison ferme requis, en contumace (le rappeur avait alors décidé de fuir). Finalement relaxé en fin d’année 2013, le rappeur de la banlieue de Tunis est présent à Paris en ce mois de février pour un séjour prolongé, « en résidence » (non surveillée). Il est accompagné de plusieurs compatriotes rappeurs, dont l’excellent Madou, à la verve scénique communicative. La présence en France de ces jeunes rappeurs tunisiens est due en particulier à l’activisme de Hind Meddeb (fille de l’islamologue volontiers qualifié « d’athée musulman » Abdelwahad Meddeb), qui elle-même a eu maille à partir avec la justice tunisienne suite à l’interpellation de Weld el 15. C’est que la franco-tunisienne s’intéresse depuis des années, et en particulier depuis les Révolutions arabes, au rôle de la musique dans la nouvelle effervescence des jeunes sociétés maghrébines, Egypte et Tunisie en tête. En témoignent deux documentaires, l’un dédié à un style qualifié « d’électro-chaâbi » [cad : « électro-pop », en quelque sorte, ndlr], et qui porte ce même nom en guise de titre ; l’autre à la place du rap en particulier dans la Révolution tunisienne : Tunisia clash. Soit deux plongées dans le chaudron de sociétés en pleine ébullition, ne serait-ce qu’en raison de leur explosion démographique. Une explosion qui rebat totalement les cartes d’équilibres culturels, sociaux et politiques traditionnels (à l’instar de ce que des démographes comme Emmanuel Todd peuvent par ailleurs expliquer).
« Ce n’est pas les barbus contre les baggies »
Ainsi de la division supposée entre une jeunesse hip-hop occidentalisée et une jeunesse islamo-conservatrice. Un cliché, tonne Hind Meddeb : « Oui, il y a une infime minorité religieuse embrigadée, sectaire. Le reste, l’immense majorité de la jeunesse, est respectueuse de la religion, sans être islamiste pour autant. Ennahda et les autres partis religieux comme les Frères musulmans en Egypte ont perdu leur virginité politique en arrivant au pouvoir : la jeunesse a été énormément déçue par rapport à la corruption, et par rapport au fait que des anciens notables du RCD [ancien parti de Ben Ali, ndlr] avaient retourné leur veste et été élus avec Ennahda. Il y a eu des gouverneurs qui ont été virés dans plusieurs villes de la région de Sidi Bouzid [d’où est partie la Révoltion, ndlr] pour cette raison. Les jeunes disaient en gros aux religieux : « on ne vous a pas attendus pour être musulmans » ; aussi, les textes de rap se sont surtout retournés contre la police et les islamistes. La jeunesse a ainsi souvent voté d’abord pour les islamistes, mais les a aussitôt sanctionnés. Surtout, elle n’en a rien à faire des partis politiques ! Et dans les pays comme l’Egypte, encore très majoritairement rural, les gens ont d’abord voté pour ce que l’imam leur a dit [comme avec les curés, en France, au début de la République, ndlr]. C’est donc une jeunesse « citoyenne du monde », on pourrait dire : capable d’assumer un mix des cultures. Il n’y a rien de contradictoire : c’est pas « les barbus contre les baggies ». En France, on pourrait trouver un équivalent en la personne de Médine… C’est ce genre de choses qui expliquent que des jeunes filles comme Amina ont quitté les Femen : elle n’était pas contre la religion, mais contre l’oppression religieuse. Elle fait partie de ces gens qui estiment qu’on peut porter un niqab, tant qu’en même temps en n’empêche à personne de porter une minijupe. Les journalistes, y compris spécialistes de ces pays, ont souvent du mal à rendre compte de cette réalité, parce qu’ils ne fréquentent que la classe politique, très éloignée de cette réalité complexe. »
Au Maroc, « des rappeurs plus royalistes que le roi » ?
Weld el 15, lui, est plus laconique : « A la base, le rap est une musique révolutionnaire. Il existe depuis 25 ans en Tunisie. Mais l’émergence du rap au moment de la révolution, ça a été comme un volcan. Ca s’est développé avec Youtube et Myspace, et maintenant avec les clips et la HD. Nous, nous sommes de Tunis. La révolution est née à Sidi Bouzid, en province, mais la souffrance, tu la trouves partout. Avec la police, ça s’est calmé, mais rien n’a changé : elle représentera toujours le pouvoir, et nous on se bat pour dire ce qu’on veut contre ce pouvoir. C’est la différence entre un titre de rap et un discours politique. » Si bien qu’on ne peut pas se contenter de facilités du genre : « le rap est la musique de la Révolution », clame Hind Meddeb : « Le rap a été là bien avant la Révolution. Cette musique a juste accompagné le changement ; elle permet de comprendre l’évolution de la jeunesse. C’est la bande son d’une époque. En Egypte, les mariages sont le seul endroit où on peut écouter de la musique en toute liberté. Il y a une économie dans ces quartiers, grâce aux trafics, qui permet à l’électro-chaâbi de survivre… »
« Ici, le rap est au frigo »
Ainsi, les conditions de vie de ces nouvelles musiques populaires n’ont pas toujours beaucoup changé au Maghreb. Hind Meddeb : « En Tunisie, on essaie de faire taire les rappeurs : le dernier concert de Weld el 15 s’est terminé avec cinquante hommes en cagoule qui ont débarqué avec des kalachnikovs. En Egypte, par contre, les mariages sont le seul endroit où on peut écouter de la musique en toute liberté. Il y a une économie dans ces quartiers, grâce aux trafics, qui permet à l’électro-chaâbi de survivre. Mais même au Maroc, c’est compliqué : la royauté a été plus intelligente. Elle a organisé d’immenses festivals, où les artistes étaient payés très chers, et certains rappeurs se sont transformés, ils sont devenus plus royalistes que le Roi ! Il n’y a plus de rap contestataire là-bas… » Reste que pour Weld el 15, quand même, « au Maroc, il y a des maisons de production, des Virgin etc sont présents. Du coup, là-bas, le mouvement hip-hop est plus fort. Ici, le rap est au frigo. Moi, je suis toujours interdit de faire de concerts partout, même s’il n’y a rien d’officiel. Ca se passe comme ça, « sous la table ». C’est pour ça que je veux monter ma propre entreprise d’organisation de concerts. »
Rapper par Paris, « pour le changement culturel » ?
Du coup, le centre Barbara Fleury – Goutte d’Or, du 5 au février au 1er mars, s’est arrangé pour accueillir ces rappeurs en résidence à l’occasion de son festival « Téma : rebelle » (« Du punk au rap, indépendance et liberté de parole »). Un mois soldé par plusieurs concerts, le dernier se tenant samedi 1er mars (avec Gaël Faye de Milk, coffee & sugar). Aussi une manière de permettre la rencontre avec la « scène rap française » (d’où la présence de Weld el 15 et Madou en première partie du concert de Médine feat. Youssoupha, le 26 février). Objectif affiché : « soutenir la création musicale et la liberté d’expression ». Une résidence qui a finalement permis à d’autres artistes, comme les syro-palestiniens de Refugees of rap, de profiter de la disponibilité et des talents d’un « ingé son » phare de scène hip-hop française à l’instar du surnommé « Tony Danza ». Une résidence qui offre enfin la possibilité pour ces rappeurs de revenir à l’une des sources de leur style, qui est autant « have fun » que « peace, love and unity » : « C’est la première fois qu’on vient en France. C’est bien pour le changement culturel », assure Weld el 15. Vous avez dit changement culturel ? Le même Weld el 15 jure en effet : « Nos influences sont les mêmes : le rap américain (Moss Def, Talib Kweli…) ou français (Lunatic, IAM…). Les textes étaient forts, avant. Maintenant, la technique et le flow ont pris le dessus. En Tunisie, le swag, on a ça aussi ! »