Rap et rébellion en Afrique : la musique peut-elle renverser les dictatures ?

Les Y'en a marre au Sénégal, entre rap et militantisme
Le 04-03-2014
Par Erwan Ruty

Belle tribune de rappeurs africains à la salle Barbara Fleury-Goutte d’Or ce samedi 01er mars pour clore le festival Téma Rebelle par une rencontre « Hip-hop et nouvelles musiques urbaines : une nouvelle révolution sociale, politique et culturelle en Afrique ». Morceaux choisis pour comprendre en quoi les cultures urbaines sont bel et bien le nouveau dialecte propre à la jeunesse internationale.

 

L’animatrice de la rencontre, Sylvie Seck (du site de référence afrisson.com, dédié aux cultures urbaines africaines), posait brutalement la question : « L’Afrique ne serait pas rentrée dans l’histoire ? » Et de présenter d’emblée, en guise de réponse, plusieurs rappeurs, reggaemen et chanteurs, pas tous nouveaux-nés, qui ont accompagné trente ans d’histoire post-coloniale, parfois violente… de la Mauritanie à l’Afrique du sud, en passant par le Gabon et le Ruanda-Burundi. Ca vibre, ça pulse et c’est conscient.



Naissance du soft power africain


Et ce depuis le fondateur hit congolais « Indépendance cha cha » de Joseph Kabasele (1960), qui commentait en direct et en lingala notamment, les négociations bruxelloises autour de l’indépendance alors que ces dernières étaient justement en cours. Ici encore une fois, l’Afrique prenait bien à bras le corps sa propre histoire, et pas seulement par les armes et la parole, à l’instar d’un de Patrice Lumumba... Mais aussi d’une manière tellement inattendue qu’on ne le discerna pas alors, notamment en Occident : par la culture (qui n’avait pas encore acquis la respectabilité aujourd’hui reconnue à travers le statut de « soft power »). Autres morceaux de bravoure évoqués : la prise de parole de Miriam Makéba, artiste afro-jazz sud-africaine, à la tribune de l’ONU en 1963 pour dénoncer l’Apartheid ; et le tube ivoirien « Brigadier Sabari ! » (« Brigadier, pitié ! »), d’Alpha Blondy, en 1982, pour dénoncer les exactions policières.



« La musique est l’arme du futur »


Une rébellion, un pouvoir et une liberté que seule la musique permettait alors, comme le rappelle Ras Dumisani, chanteur reggae sud-africain : « C’est le jazz qui nous rassemblait entre Blancs et Noirs. On pouvait se balader avec nos copines blanches, même si c’était alors très mal vu ailleurs dans la société… » Une liberté à laquelle les artistes ont néanmoins parfois payé un lourd tribu, en témoingnent Matoub Lounès ou Cheb Hasni, chanteurs assassinés en Algérie (respectivement en 1998 et en 1994). Quant à Fela Kuti, inventeur de l’Afrobeat, Sylvia Seck nous rappelle que sa dénonciation de la corruption, du pouvoir des multinationales et du pouvoir (souvent en argot populaire local « pidgin »), ont valu à sa mère d’être défenestrée au Nigeria (et à lui-même de nombreuses incarcérations et tortures)… Ce qui ne l’empêchera pas de clamer : « La musique est l’arme du futur ». Reste que, trente ans après cette tonitruante proclamation, le rappeur tunisien Kafon, lui, dort en prison depuis juillet 2013, insiste la réalisatrice Hind Meddeb : « Pour consommation de cannabis. Mais la vraie raison est le succès de ses chansons qui dénoncent le manque de justice sociale : liberté, travail, dignité sont réclamées. Son clip Houmani (« Mon quartier »), montre les galères quotidiennes, sans autre perspective que de passer clandestinement les frontières… Cela dit aussi aux partis islamistes : arrêtez de nous parler religion, on ne vous a pas attendu pour cela, on est déjà musulmans, donnez-nous juste du travail ! »



« La jeunesse africaine ne bouge pas »


Pourtant, point d’angélisme : plusieurs intervenants font remarquer que les musiciens ont aussi parfois été du côté des puissants, ou à tout le moins, pris leur part aux divisions politiques de leurs pays : « De même que le Hezbollah a ses égéries, qu’il tourne des clips au milieu des décombres, beaucoup de chanteurs ont pleuré la mort de Rafik Hariri, au Liban, rappelle Hind Meddeb. Chaque année, les milices chrétiennes font une chanson pour commémorer la mort de Bachir Gémayel [assassiné en 1982, ndlr]. » On ne saurait donc avoir de vision idyllique de la place de la musique comme ferment contestataire : « Le rap n’est pas né de la Révolution tunisienne. Il l’a accompagnée », poursuit Hind Meddeb. Et Gaël Faye (Milk, coffee & sugar) de noter : « Je me plains souvent que la jeunesse africaine ne bouge pas, au Ruanda [dont il est issu, ndlr] ou ailleurs. Alors, quand Hind m’a dit que des artistes tunisiens étaient en prison, j’ai eu envie de les soutenir. » Gaël Faye lui-même a dû gérer des situations délicates au Burundi, où un de ses textes, Ibuka, comparant les génocides arménien, juif et ruandais… a eu du mal à passer dans les Alliances françaises, très sensibles depuis l’implication de la France dans ce conflit (et nonobstant, seuls lieux de diffusion culturelle organisés dans cet environnement…)



« La musique ne suffisait pas pour renverser la dictature »


Degré suprême de la collaboration musicale avec le pouvoir, comme l’indique alors Benja Rutabana, rappeur burundais au parcours terrible (ex-combattant du FPR pendant le génocide ruandais, dont la famille a été partiellement exécutée, et qui a lui-même été emprisonné, torturé, puis exilé en Belgique) : « Certains musiciens ont participé à la Radio mille collines [d’où sont partis les appels au génocide des tustis en 1994, ndlr]. Les discours des présidents étaient même chantés par certains. Et si le reggae, puis le rap ont été les premières musiques à dénoncer les abus de pouvoir, la musique ne suffisait pas pour renverser la dictature. J’ai pris les armes. Avant de revenir à mes premières armes, la musique ». « Martin Luther King disait que parfois le silence est une trahison », glisse l’un des intervenants à la tribune, Monza.



« Le rap a permis de passer d’une révolution dans les salons à une révolution dans les ondes »


Comme le père de Gaël Faye, celui de Monza, rappeur autoproclamé « Président 2 la rue publik », a lui aussi connu la prison. « J’ai pour ça que j’ai commencé le rap » (avec un premier CD en 2004), confie-t-il même. « Le rap permet de décloisonner les différentes communautés. Il y a un vrai Apartheid culturel entre Maures et Noirs en Mauritanie. Je pense que le rap peut inciter à la participation : il a permis de passer d’une révolution dans les salons à une révolution dans les ondes. C’est devenu la première force d’opposition. Si vous organisez le même jour un concert et un meeting politique, il y aura 400 000 personnes au premier et 500 au second ! Le rap est devenu un mouvement national qui dicte une vision. Le peuple se l’est approprié. » Puis de souligner que, de la même manière, au Sénégal, « c’est des artistes qui ont favorisé l’élection de Wade. Et puis après, il y a eu Y’en a marre, qui était un mouvement de proximité, d’abord contre l’Etat, un mouvement de responsabilisation ». Avant de contribuer à la chute du président Abdoulaye Wade en 2012.Un mouvement qui n'avait rien d'évident, tant, comme le fait remarquer alors Sylvie Seck, Au Sénégal (comme ailleurs), « le rap était considéré comme transgressif parce que c’était la parole des jeunes, qui avant, n’avaient pas le droit à la parole. »



« Le vrai message de l’Afrique : l’Afrique s’organise elle-même ! »


« Après Président 2 la rue publik, j’ai eu la chance de faire une résidence pendant trois mois avec 30 000 euros. J’ai rendu ça à la Mauritanie en créant le festival Assalamalekoum. On est passés de 10 à 40 000 personnes en 7 ans. Ce festival veut transmettre le vrai message de l’Afrique : L’Afrique s’organise elle-même ! » Ras Dumisani abonde dans son sens : « La musique unit les gens. C’est pour cela qu’elle est si puissante. En vous organisant, vous montrez ce que vous pouvez faire et qui vous êtes. Si vous ne le faîtes pas, ce sont les politiques qui le font à votre place, avec leur argent, et ils finissent par vous dire quoi faire. C’est pour cela que je suis producteur ! Si on chante pour les politiques on peut faire beaucoup d’argent. Mais c’est dangereux : on peut devenir un politique soi-même ! En période électorale, je ne produits pas de concert ! » Et les deux rappeurs gabonais de Movaizhaleine de conclure : « On s’intéresse beaucoup au pétrole, pas assez aux gens. C’est pour ça qu’on met en avant la débrouillardise dans nos textes : on sait qu’on ne sera sans doute jamais soutenus… »
 

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