
Khadija Tighanimine : de fille d’immigrée à « zmigria »

Beaucoup en parlent, peu osent franchir le cap : s’installer au bled. Khadija Tighanimine, co-fondatrice du web zine remarqué et remarquable « Hijab and the city » et aujourd’hui rédactrice en chef du site Yabiladi.com (« mon pays ») a tenté l’expérience. Piquant.
Cette expérience nous a permis d’être invitées par des personnes de la presse féminine classique comme le magazine Elle, en tant que professionnel et non en tant que voile sur pattes !
Pas question de se plaindre. Ce n’est pas dans sa nature. Khadija Tighanimine est une fille qui, plutôt que de pleurer sur son sort, préfère défoncer les portes. Ni kalache ni bombe artisanale dans son sac à main. Son arme de destruction massive, sa plume. Une révélation pour cette dernière, urbaniste de formation et bardée de diplômes. Aussi, c’est un peu par hasard, ou légèrement poussée par sa jeune sœur Mariame qu’elle lance en 2008, Hijab and the city (HATC). « Premier webzine consacré aux femmes musulmanes, HATC a finalement touché un public beaucoup plus large, parce qu’on a eu un pouvoir fédérateur », juge avec le recul Khadija.Avec plus de 100 000 visiteurs par mois, HATC fait le buzz. Une communauté se créé autour du site, des brunchs HATC sont organisés, des groupes de paroles. Khadija et Mariame sont invités à participer à une série d’évènements loin d’être réservés aux « muslims ». « Cette expérience nous a permis de rencontrer des gens extraordinaires, de créer des ponts, d’avoir des collaborations et même d’être invitées par des personnes de la presse féminine classique comme le magazine Elle, en tant que professionnel et non en tant que voile sur pattes !»
Pénétrer des univers jusque-là interdits
Mais au fil des ans, les sœurs bloggeuses mettent fin à l’aventure. « Le but était atteint, dans le sens où l’on a permis d’enfoncer des portes, on a pénétré des univers qui nous étaient jusque-là fermés. » Elles lancent deux nouveaux projets, Babel bag et Mylittle society. Deux aventures dans le « social business » : « Il fallait trouver un modèle économique viable. Être entrepreneur en France, ce n’est pas facile. On parle de capital risque mais c’est réellement décourageant de tenter l’entreprenariat en France. Quand on veut on peut, ce n’est que dans les films américains. Il fallait changer de modèle. »
Changer d’horizon
Et de décor. Du moins en ce qui concerne Khadija. Depuis un an et demi, elle est la rédactrice en chef deYabiladi.com, un site dédié aux Marocains de l’étranger (MRE). « Mohamed Ezzouak, directeur du publication de Yabiladi recherchait un rédacteur en chef. Je l’avais rencontré lors d’un forum organisé par le ministère des MRE. J’étais justement dans cette perspective de partir et de changer un peu d’horizon, je me suis dit : pourquoi pas ? » Si Khadija avait envie de découvrir de nouveaux horizons, elle ne pensait pas forcément au Maroc. Un pays qu’elle connaît bien, certes, celui de ses parents, des vacances estivales, de la famille, de ses racines. Du moins, un pays qu’elle pensait connaître. « Je comptais partir, c’est vrai, mais je pensais plus à l’Asie. Le pays de mes parents, c’était un peu la solution de facilité parce que c’était une société que je croyais connaître. Il y a la facilité de la langue, même au niveau du faciès, je me suis dit que l’intégration serait plus facile que si je partais pour Kuala Lumpur. Au final : non ! »
En réalité, quand on me renvoie en France à mon arabité, à mon islamité, et que je m'apperçois qu'ici je me sens différente j’ai envie de leur dire, qu’en fait ils n’ont rien compris, je suis vraiment française.
Difficultés d’intégration
De surprise en désillusion, Khadija découvre l’envers du décor. « Je suis arrivée à Casa, capitale économique du Maroc, mégalopole d’un pays en voie de développement, qui bouge beaucoup, plus vite qu’on ne le croit. Et finalement c’est une société à deux vitesses qui s’est créée. Du coup, parfois c’est difficile. Au-delà des inégalités sociales, je ne m’attendais pas à connaître des difficultés d’intégration bien qu'évoluant dans un milieu MRE et d'expats. Franchement, je me suis pris une claque. En réalité, quand on me renvoie en France à mon arabité, à mon islamité, et que je m'aperçois qu'ici je me sens différente j’ai envie de leur dire, qu’en fait ils n’ont rien compris, je suis vraiment française.»
« Les gens vivent comme partout : c’est la mondialisation »
Pour autant, tout n’est pas négatif. Loin de là nuance Khadija. « Il y a des bons côtés bien entendu. Un niveau de vie pas négligeable. Tu rencontres des gens de toutes origines. C’est très cosmopolitique Casablanca. C’est un peu un carrefour des civilisations. C’est un enrichissement : tu vis à deux cent à l’heure. Le rythme de vie est intense. » Contrairement à un vieux cliché qui laisserait entendre que de ce côté-là de la Méditerranée, la vie est plus cool. « Ce n’est pas cool du tout, tranche d’emblée Khadija. Si tu ne travailles pas au Maroc, tu n’as pas d’Assedic, en plus le système de santé ici est un peu flippant. S’il t’arrive un truc, t’as intérêt à disposer des moyens nécessaires pour pouvoir être soigné dans de bonnes conditions. Franchement, les gens au Maroc ne chôment pas et comme dans toutes les sociétés modernes ou en voie de modernisation, c’est l’individualisme qui domine. Dire que le Maroc c’est plus chaleureux, plus hospitalier qu'ailleurs, c’est faux, en tout cas dans la capitale économique. C’est un peu la conception exotique qu’on a du Maroc. En fait les gens vivent comme partout. C’est la mondialisation.»
ici les gens rêvent encore, ils ont des projets
De fille d’immigré à « zmigria »
Ceci étant, les perspectives d’avenir semblent plus intéressantes au Maroc qu’en France. Du moins pour certaines catégories de la population. « J’ai quand même le sentiment qu’on peut faire des choses plus facilement qu’en France. Même si tu butes un peu sur l’administration, comme partout il faut de l’argent, mais ici les gens rêvent encore, ils ont des projets, se projettent dans l’avenir. Pas forcément le Marocain lambda. Moi, je n’appartiens pas à la bourgeoisie, mais à une classe sociale plutôt favorisée quand même. Un Marocain qui travaille dans la sécurité ou garçon de café, bien sûr, verra les choses autrement. D’ailleurs, on ne vit pas dans les mêmes quartiers. On a une lutte des classes qui est plus marquée.» Le plus douloureux dans son expérience, c’est de s’être senti rejetée : elle est considérée comme une Marocaine à part entière, elle est une « zmigri ». Une immigrée. « Ici, de toute façon, je ne suis pas marocaine. Pour la majorité, je suis une zmigria. En France, nous sommes les enfants issus de l’immigration, sans dire qu’on est complètement français. Ici, comme là-bas, on n’est pas clairement identifié. Ou si : comme étranger. »
Voilée en terre d’islam, un obstacle ?
Mise au ban de la société française parce qu’elle porte le foulard, Khadija pensait être mieux comprise au Maroc, pays musulman. « Ici, la religion officielle c’est peut-être l’islam mais quand on est voilé, c’est difficile de trouver du boulot. En tout cas dans mon milieu, le journalisme, je suis une des rares à travailler avec le foulard. En fait le modèle français perdure. Le Maroc a connu son indépendance en 56 mais encore en 2012 tu as des relents de colonialisme, du mimétisme de la part des Marocains. On est dans un pays musulman, mais en réalité le Maroc évolue : il se sécularise aussi.»
La Chine, le Brésil ou les Etats-Unis…
Si pour l’instant, Khadija souhaite poursuivre l’aventure marocaine, elle envisage toutefois de partir ailleurs. « Je ne retournerai pas en France de sitôt. Même si je me sens chez moi en France et, qu’on le veuille ou non, je suis Française. Mais de là à dire que je suis prête à y retourner, franchement, avec ce qui se passe en ce moment, non ! Pas parce que je fuis l’adversité mais parce que je vis avec mon temps. Là, l’opportunité qui s’est offerte à moi, c’est le Maroc. Par la suite, j’irais bien en Chine, ou au Brésil. Ça me donne envie. Il y a Lula ! Il me plaît bien, il a un discours égalitaire. Même aux USA. Il y a eu les problèmes du 11 septembre, le communautarisme, mais t’as quand même un président Noir ! Quand tu n’y crois plus, tu vois ça, tu te dis : c’est le pays des possibles. » Là où, peut-être, elle ne sera plus vue comme une fille d’immigré ou une zmigria.