
Y a-t-il un cinéma noir français ?

Faire du cinéma dans la diaspora a souvent impliqué de recoller une identité éclatée face au chômage, à la désespérance, au rejet. Mais de plus en plus, les cinéastes évoluent vers une affirmation de soi, vers le refus d'une identité figée dans une origine et un territoire. Ils aspirent à une place nouvelle, assumée, exigeant que la société où ils vivent assume elle aussi son cosmopolitisme. Et ouvrent une position qui éclaire ce que pourrait être l'homme planétaire que construit la mondialisation.
Combler la faille
Le phénomène anglo-saxon d'un cinéma noir jouant l'introspection à partir de son expérience de minorité en Occident n'a pas trouvé d'équivalent en France, où vivent pourtant de nombreux cinéastes d'origine africaine ou caribéenne. Le succès de la tentative de description humoristique du milieu black parisien de Thomas Gilou et du Guinéen Cheik Doukouré (Black micmac, 1985), bourrée de clichés, n'a pas comblé la faille. Et pour les cinéastes français, en dehors des fascinantes réflexions métissées de Claire Denis, les Noirs n'existent pas en dehors des rôles stéréotypés. Sur le mode humoristique, Toubab bi (Moussa Touré, Mali 1992) adopte le point de vue d'un Africain arrivant en France, confronté aux évolutions de ceux qui y vivent déjà, comme Paris selon Moussa de Cheik Doukouré (2003). Sorte d'ethnologie à l'envers, le sujet est alors le regard de l'Africain sur la société occidentale, comme le fait Dieudonné Ngangura Mweze dans Pièces d'identité (1998) où le roi africain Mani Kongo vient chercher à Bruxelles sa fille dont il est sans nouvelles.
Artistes périphériques
Durant la dernière décennie, on assiste à une certaine reconnaissance de la création contemporaine portée par des artistes issus de l'immigration africaine ou maghrébine, et même des Caraïbes ou de la Réunion. Jusque là, ils n'étaient que "francophones", donc périphériques. On cherchait et décelait la spécificité non occidentale de ces expressions artistiques dépaysantes, voire exotiques. La créativité de "l'immigré" consistait à faire voyager. Et s'ils voulaient parler de leur expérience présente, on les ramenait à leur origine. On encensait à Cannes les films africains (prix du jury pour Yeelen de Souleymane Cissé en 1987, ce qui lui ouvrira 340 000 entrées en France, et pour Tilaï d'Idrissa Ouedraogo en 1990), mais en célébrant davantage leur exotisme que leur pertinence pour le temps présent. On attendait des cinéastes qui vivent en transit permanent entre Paris et l'Afrique qu'ils portent un rêve d'ailleurs, alors même que leur sujet était cet entre-deux. Le rythme qui en ressort s'apparente au blues, en accord avec des thématiques de la marginalité et de l'errance. Déjà, de Souleymane Cissé à Idrissa Ouedraogo ou Djibril Diop Mambety, les films adoptaient le mouvement et la délocalisation permanente comme éléments privilégiés de la mise en scène.
Aventure ambigüe
Les films des années 2000 questionnent par un voyage dans le monde. Leur nomadisme est une philosophie, celle de comprendre que l'enrichissement vient de l'Autre. Dans L'Afrance (2001), le métis Alain Gomis renverse le propos de L'Aventure ambiguë, célèbre roman du Sénégalais Cheik Amidou Kane enseigné dans toutes les écoles, qui suggère que l'hybridation est mortifère, pour affirmer qu'on ne meurt pas d'être allé à la rencontre de l'Occident. Cela suppose laisser son personnage exister librement, pour lui-même, dans sa singularité. Ne pas en faire le symbole emblématique d'une cause. Ce sera le parcours d'El Hadj : cet étudiant sénégalais avait construit sa solidité à Paris sur le projet de rentrer au pays pour y servir l'indépendance prêchée par les héros de la décolonisation mais, face à l'exclusion, se trouve complètement déstabilisé et, comme le Samba Diallo de L'Aventure ambiguë, au bord du suicide. Cette profonde et douloureuse déconstruction en forme de quête identitaire qui le conduira à renier ses valeurs débouchera finalement sur un renouveau lui permettant de partager ce que lui dit une femme du foyer d'immigrés : "Chez moi, c'est là où j'ai les deux pieds". Naître comme sujet suppose ainsi sortir de l'autochtonie. Dans la scène finale, tournée en plan moyen latéral où les deux personnages sont à pied d'égalité, El Hadj est confronté à son père qui lui reproche de l'abandonner, et malgré la dureté de son expérience de l'Ailleurs, il la revendique comme un avenir pour lui.
Chez Alain Gomis, la caméra se rapproche de la peau noire : une sensualité sans érotisme pour manifester, incarner sans ambiguïté l'appartenance au corps social, à la société. Mais l'affirmation de soi dans la société d'accueil passe aussi par la revendication citoyenne, thème majeur des films truculents et à forte dose d'humour sur soi de Jean Odoutan (Djib 2000, Mama Aloko 2001, La Valse des gros derrières 2002) : l'alternative à l'invisibilité des "minorités visibles" dans les médias est une présence proprement physique.
Une blaxploitation française ?
Faut-il alors aller sur les traces du cinéma américain de la blaxploitation des années 70 ? C'est ce que revendique haut et fort la communication de Black, de Pierre Laffargue (2008), un scénario développé sous la houlette de Chic Films, la maison de production qui a ensuite développé le scénario d'Un prophète de Jacques Audiard (2009). Effectivement, cette histoire de braqueur qui rate son coup à Paris et se débine à Dakar attiré par un bon paquet de diamants met en scène des héros noirs souverains et volontaires, fiers et libres de leurs choix, à la différence de la réduction qu'ils subissent dans la société occidentale. Mais Black ne refuse aucun stéréotype, c'est même son mode d'être. Il se sépare ainsi allègrement du programme premier des films de la blaxploitation. En dehors de montrer des Noirs supposés dignes parce que capables de cogner ou d'arnaquer, Black ne s'embarrasse ni d'éthique ni de sociologie.
Répondre aux clichés par l’humour
La sociologie devrait-elle alors être le projet d'un cinéma noir d'affirmation de soi ? Et notamment pour les Antillais dont le statut d'étranger français est doublement déstabilisant ? On peut répondre aux clichés par l'humour comme Pascal Légitimus avec Antilles-sur-Seine (2000) : la caricature tend à casser l'imagerie populaire en construisant de nouveaux stéréotypes plus positifs ! Lucien Jean-Baptiste y parvient dans La Première étoile (2009) où l'autodérision est permanente et les jeux de mots fusent autour de noir, black, nègre, etc. mais sans condescendance ni paternalisme. La réussite de La Première étoile est d'abord là : faire rire un large public autour de la différence sans la réduire. Pas besoin dès lors de verser dans le gros rire ou la caricature pour enfoncer le clou : le film affronte le racisme sans crier gare, comme une donnée avec laquelle il faut faire, sans drame mais sans lâcher prise.
Façon documentaire, mais pas façon décor
Plongée dans le ghetto antillais, Nèg Maron de Jean-Claude Flamand Barny (2005) documente la schizophrénie ambiante de ces exclus modernes aux familles explosées qui traînent, tchatchent, fument des pétards, vivent de rapines dans les villas chics et de plans foireux. Mais le documentaire laisse volontiers la place à une fiction traversée par la tendresse, la solidarité et les tensions du groupe. Comme dans "La Haine", le film mythique de son coproducteur et ami, Mathieu Kassovitz, la logique de ghetto est chroniquée avec la volonté de rendre ces ados à fleur de peau plus humains que les airs qu'ils ne se donnent. La Guadeloupe n'y est pas un décor, pas plus que dans Tèt Grené de Christian Grandman (2000) où, aux marges de Pointe-à-Pitre, elle devient un destin intérieur. Il y a ceux que la vie a déjà cassés et il y a le tout jeune qui risque bien de faire comme les adultes. Sally, une Dominicaine, débarque dans leur monde déjanté et apporte détermination et positivité.
Car c'est bien cela qui manque. La Noiraude de Fabienne et Véronique Kanor (2004) est à l'image du gwo-ka : le tambour roule, on croit toujours que le danseur va tomber, mais jamais il ne tombe. Pour Marlène, tout se mélange et se télescope : la gangue de préjugés qui fait de la femme noire une statue africaine dans le regard de l'homme blanc, le traumatisme vécu par les parents qui ont dû émigrer vers la Métropole, la nécessité d'être guerrière, la déception face aux hommes qui font leurs coups en douce…
Restaurer l’estime de soi
Il faut restaurer l'estime de soi, et donc la dignité, par une grande tendresse pour les personnages, une affection qui est de l'ordre du respect. Leur comportement ne sera jamais anecdotique : il est celui de la réalité humaine. Cela suppose de prendre des risques, et l'on voit les réalisateurs incarner eux-mêmes des personnages contradictoires, tout simplement humains. Le personnage de Zeka Laplaine (Paris : xy, en 2000) est un monsieur tout-le-monde : il bosse trop, délaisse parfois sa femme pour une autre, passe du temps au bistrot, a ses grandeurs et ses faiblesses. Le vase déborde quand il doit remettre des vacances familiales à plus tard : sa femme le quitte, ce qui inaugure une errance. Qu'il soit métis, que sa maîtresse soit noire ou sa femme blanche n'est pas un élément central, mais met juste en avant quelques différences culturelles – des données environnementales. Son machisme ordinaire est bien partagé sur la planète, et c'est cette humanité qui fait la force d'un film qui n'existe pas par son sujet, somme toute assez banal, mais par la vie qu'il dévoile, les attitudes, le comportement d'un homme.
La quête d’un nouvel imaginaire
Et puisqu'on est enfermé dans son origine, l'incertitude de cette origine devient une carte de visite. Kinshasa Palace (2006) est ainsi un labyrinthe plongeant entre le réel et la fiction, semi-documentaire où interviennent aussi bien les parents que les enfants. Une œuvre pourtant totalement fictionnelle sur un frère disparu que le réalisateur n'a en réalité jamais eu. La forme est celle d'un carnet de bord : on suit le regard de ce réalisateur qui joue avec nous au chat et à la souris, qui évite sans cesse de se montrer à l'écran, qui abuse de la caméra subjective pour nous mettre dedans, qui nous prend régulièrement à partie d'un ton très copain-copain. Kinshasa Palace manifeste et revendique un positionnement de cinéaste qui est aussi un positionnement d'homme, d'un certain cinéma de l'entre-deux historique et culturel où le métissage biologique ne signifie pas un métissage culturel mais la quête d'un nouvel imaginaire autonome.
Olivier Barlet / Afriscope