
Un multiculturalisme mâché par le monde marchand

Multiculturels, la société, les goûts et les références le seraient. Mais qu’en est-il des styles vestimentaires ? Petit tour au marché de la Croix de Chavaux, à Montreuil.
Ici on trouve des mets venant du Liban, d'Algérie, des régions de France, et qui côtoient les étals des vêtements, chaussures et autres accessoires pour la maison ou l'extérieur. On vend djellabas, gandouras, ensembles veste et jupe, robes, écharpes et voiles à des prix abordables. Les couleurs sont variées : orange, rouge, beige, marron, écru, bleu, vert, violet, à motifs plus ou moins simples, brodés ou cousus. Femmes âgées ou plus jeunes, elles achètent les robes traditionnelles de fête ou d'intérieur, les foulards... A l'unité ou plusieurs. Le stand ne désemplit pas. Quel que soit leur âge, elles fouillent dans les bacs, discutent avec les vendeurs ou entre elles. L'une d'elles vient échanger ses achats de la semaine dernière: six djellabas. Pas la bonne taille. Toutes quasiment sont habillées de couleurs sombres, noir et gris en tête. Le contraste est saisissant, entre la couleur dominante des vêtements qu'elles portent et les couleurs des robes qu'elles achètent. Leïla: «moi je viens pour les tuniques et acheter une djellaba. C'est pratique comme habit d'intérieur au quotidien. Je m'y sens bien, et puis ces vêtements, je les ai toujours vus, sur ma mère, mes tantes... c'est un peu de ma culture. » Habillée en jean et pull sombre, elle porte une écharpe jaune à motifs. « Un cadeau d'une amie, elle vient d'Inde. » Dans la vie de tous les jours, elle se dit « urbaine, mais ça ne m'empêche pas de m'habiller plus traditionnel de temps en temps, pour des fêtes en particulier. » Sur le stand d'à côté, les robes et les formes marient tradition et sensualité, motifs ethniques et décolletés. Emmanuelle Lallement, ethnologue : « Comme tous les multiculturalismes, celui des vêtements est mâché par le monde marchand, avec plus de souplesse et d'élasticité. La mode, c'est l'art de la reprise. Les accessoires et les objets les plus ethniques peuvent être vidés de leur sens et réinvestis de signes auxquels les gens adhèrent.» La preuve: le keffieh, symbole ethnicisé et politisé, est devenu accessoire de mode. En 2006, Nicolas Ghesquière, pour Balenciaga présente un keffieh revisité et agrémenté de franges argentées et de breloques colorées. D’autres créateurs, suivront suscitant une polémique évidente.
Multiculturelle, la mode? Pour Leïla, rien de nouveau. « Elle pioche dans différentes origines, sur tous les continents. » Emmanuelle Lallement: « la mode n'est pas moins multiculturelle qu'avant. Elle est à la fois plus mixée et plus urbaine ». « Quand j'achète des fringues, que ce soit sur le marché ou dans un magasin, c'est par rapport à mon besoin: pantalon, jupe pour le travail, robes ou petits hauts pour les soirées... Le multiculturel, je le porte plutôt aux oreilles », s'amuse Fatna. « Mes boucles sont presque toutes marocaines, mon pays d'origine.» Sylvie habite Montreuil depuis presque dix ans. « C'est vrai qu'avant, il y avait peut-être plus de femmes habillées à la mode traditionnelle. Mais multiculturel, ça veut dire quoi? Est-ce qu'une femme qui sort en boubou et en anorak en hiver est multiculturelle ou juste pragmatique? » Elle rigole. « Je crois qu'on s'uniformise tous sans même nous en rendre compte. C'est pour ça que j'aime faire les marchés, ça me permet de trouver des pièces différentes à des prix qui restent raisonnables et de les marier avec mes habits de tous les jours. » Aujourd'hui, elle n'a encore rien acheté. « Je cherche une pièce rouge: une jupe ou un haut... Et si en plus, le style ou le motif m'évoquent un ailleurs, alors c'est encore mieux. » A l'ère de la mondialisation et des modes de vie ou d'habillement qui s'uniformisent dans les milieux urbains, existent aussi les flux de populations et les métissages, dans la vie et les habits...
Laurence Wurtz / Presse & Cité