
Théâtre : les Molières, « dernier bastion de l’homme blanc » ?

La question de la représentation des minorités dans le théâtre commence à pointer. En particulier dans un débat le 30 mars dernier au théâtre de la Colline, de manière explosive : « Je suis là pour que le théâtre français ne soit plus le dernier bastion de l’homme blanc ». Le 27 avril, le message n’était toujours pas passé : aux Molières, pas un basané ne trouvait grâce aux yeux des jurys...
Les meilleurs intentions animaient pourtant les organisateurs de la rencontre, dont Stanislas Nordey, metteur en scène et ancien co-directeur du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, où il ne laisse pas que de bons souvenirs… tant la crise financière qui a lieu sous son mandat l’oblige à quitter ses fonctions en 2001 après trois ans d’activité ; et tant les ressources locales ne semblent pas avoir spécialement été sollicitées, dans une ville qui n’en manque pourtant pas, mais qui souffre d’une culture à deux vitesses –culture urbaine et populaire v.s culture traditionnelle jugée « élitiste » (et alors qu’il voulait y mener un projet de « théâtre citoyen »). Une décennie plus tard, le fossé entre ces cultures (et les populations clivées qui les portent) explose, à l’occasion de l’exposition Exhibit B, de l’auteur Sud-Africain (blanc) Brett Bailey : des manifestants (essentiellement Noirs) s’opposent avec virulence à une œuvre qu’ils jugent offensante, si ce n’est raciste.
Enfin la question de la diversité au théâtre est posée
La question de la place des minorités, et pas seulement de la représentation des minorités, devient à son tour centrale dans le théâtre, après l’avoir été à la télévision, au cinéma (et en politique, dans l’entreprise etc.) Enfin ! serait-on tenté de dire. Une question que Nordey lui-même (un des piliers du théâtre français) et Stéphane Braunschweig (directeur du Théâtre de la Colline à Paris) posaient donc ce soir-là, en y organisant des ateliers pour sensibiliser et former des jeunes du quartier à cet art, alors que ceux-ci lui avaient parus rétifs lors de visites scolaires. Sa réflexion arrive alors qu’il s’est lui-même récemment ouvert à d’autres minorités, bien plus acceptées celles-ci, les femmes. Puisqu’il a en effet décidé qu’elles seraient présentes à part égale dans la direction du Théâtre national de Strasbourg qu’il dirige dorénavant.
« On ne veut pas de ton théâtre de Blancs »
Monia Triki, co-animatrice de la soirée du 30 mars, expliquait les raisons de cette rencontre : « On a monté notre projet 1er Acte à un public local de jeunes de lycées professionnels. Certains nous ont dit : on ne veut pas de ton théâtre de Blancs ». La remarque choque l’actrice qui assigne pourtant à ce projet, sous la direction donc de Stanislas Nordey, l’objectif de « promouvoir une plus grande diversité dans le recrutement des écoles de formation d’acteurs, et a posteriori sur les plateaux de théâtres ». Le tout avec des ateliers gratuits, à destination d’apprentis acteurs et actrices. Un projet qui ravit quand même pas mal de jeunes, qui le clament ce même soir : « Peut-être que c’est de la discrimination positive, eh bien essayons d’en faire quelque chose. Au début, j’étais virulente dans ma lettre de motivation pour participer à cette formation. Mais je vois qu’on en sort grandi… » Et une autre : « Nous n’étions pas des Noirs et des Arabes en train de faire un stage, mais des jeunes acteurs en train de faire du théâtre ». Avant que cette candeur ne soit douchée par un acteur, plus vieux, qui prendra la parole depuis la salle : « Vous n’avez pas idée de ce que vous allez rencontrer sur les planches, et même déjà, dans les écoles ». Ceux qui en douteraient sont invités à voir le film « La mort de Danton » d’Alice Diop…
Acteurs subalternes ?
C’est que, à peine débuté, le débat s’emballe quand une partie du public, militant, prend à partie avec virulence les invités. Le public, extrêmement nombreux (et « plus divers que d’habitude », comme le fait remarquer l’un des intervenants, le sociologue Eric Fassin). Visiblement, le débat avait déjà commencé sur les réseaux sociaux, incitant les organisateurs à inviter des intervenants non Blancs… à la dernière minute ! Ce qui paraît la moindre des choses, compte tenu de la thématique. Tout ce qui est fait pour nous sans nous… L’un des contempteurs de ce débat remarquera tout de même que les acteurs « non-Blancs » invités le sont à titre de témoins, pour parler de leur expérience (Jean - Baptiste Anoumon et Zinedine Soualem), alors que les Blancs sont invités en leur titre de directeur ou d’analyste… une manière de classer encore une fois les « non-Blancs » dans une situation de subalternes…
« S’il y avait une vraie diversité, les Blancs en feraient partie »
Des termes eux-mêmes sont d’ailleurs interrogés par ces militants extrêmement aguerris et incisifs, qui n’arrêteront pas de déstabiliser les intervenants tout du long d’un débat qui n’aura jamais lieu sur la scène, mais entre la salle et la scène, situation inédite dans ce milieu très policé, guère familier de ces thématiques –et cela se sent, tant la salle paraît autrement plus compétente et dotée d’un argumentaire nourri d’exemples autant que de réflexions plus solides que la scène… situation là encore assez inédite. « S’il y avait une vraie diversité, les Blancs en feraient partie. On est contre ce terme, on est des non-Blancs. Et on ne parle pas de discrimination positive, mais d’action positive pour lutter contre les discriminations (…) Faire jouer des classiques par n’importe qui c’est très bien, mais nous devons surtout parler de l’histoire coloniale, de la mémoire. Tant que tous ces sujets ne seront pas traités, il y aura de la violence, des attentats » explose Eva Doumbia, metteur en scène et fondatrice de deux compagnies.
« La Colline et les autres théâtres sont financés par nos impôts. Mais Qui en bénéficie ? »
Premier intervenant à tenter de calmer le jeu, Jean-Baptiste Anoumon, reconnaît tout de même : « Je viens d’un monde où quand tu dis que tu veux faire du théâtre, on se fout de ta gueule. Mais ce qui fait le plus mal, c’est quand on désire des choses et qu’on n’est pas désiré en retour…C’est le bon moment pour parler de tout ça. » Et Frédéric Hocquard, d’Arcadi et ancien co-responsable de Confluences (qui accueillait aussi la très antiraciste Fédération des maisons des Potes au tournant des années 2000), d’enfoncer le clou : « Je suis là pour que le théâtre français ne soit plus le dernier bastion de l’homme blanc ». Mais tous seront dépassés par la virulence de certaines des interventions de la salle : « La Colline et les autres théâtres sont financés par nos impôts. Mais qui en bénéficie ? C’est une question de pouvoir, il y a une forte dimension politique et économique derrière ces questions de représentation. On a une école qui aide à insérer et qui recrute sur des critères économiques, pas pour faire une école pour bougnoules » renchérit l’une des activistes présentes.
« Il y a donc une question de classe sociale »
Il se trouve qu’Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Etienne et de son école, est dans la salle. Il a de longue date l’expérience de ces questions, ne serait-ce que de par la résidence que sa compagnie a effectué au Forum du Blanc-Mesnil, où il a monté une pièce avec des lycéens sur la pièce « 11 septembre » de Michel Vinaver : « Le nombre de candidats de la diversité a baissé cette année. Pourquoi ? Parce que notre école n’a plus de bourse. Il y a donc une question de classe sociale, car ces concours sont très sélectifs. » Nordey le reconnaît : « Les classes populaires ne sont pas assez représentées. » Avant de botter en touche : « Le théâtre est à l’image de la société, ni pire, ni meilleur »…
« Il y a beaucoup de gens déjà formés, si vous ne les connaissez pas, c’est là le vrai problème ! »
Mais le débat n’en restera pas là : « A quoi servent ces écoles ? coupe encore une fois l’un des spectateurs, acteur issu du Conservatoire national d’art dramatique, et qui a vécu cette question lui-même. Il y a beaucoup de gens déjà formés, si vous ne les connaissez pas, c’est là le vrai problème. C’est le problème des producteurs. L’autre problème, c’est celui de tous ces projets, de toutes ces thématiques qui ne sont pas accompagnés financièrement. » Et une autre, maître de conférence, d’insister : « Quand on est issu de la diversité et qu’on veut jouer, on nous renvoie tout de suite au Tarmac ou au théâtre du quai Branly ! » Deux scènes qui, il est vrai, se sont spécialisées sur des questions proches des cultures urbaines et des questions liées aux minorités et à la mémoire…
On le voit, les dés sont pipés à cause de très vieilles habitudes, quel que soit l’angle sous lequel on prend le problème : formation, capacité à pouvoir jouer, à monter des pièces, à les diffuser… Il y aura encore bien du chemin à parcourir pour que l’entre-soi des élites reines du théâtre, ouvre un tant soit peu les vannes de son petit pré carré aux minorités et couches populaires.