
« Sur la tête de l’Amour » : de l’amour et du rap

Quand la banlieue, en l’espèce, écrit son roman d’amour sur fond de rap. Quand un rappeur prend la plume on s’attend souvent à une autobiographie, surtout quand MC Jean Gab’1 ou de Passi, sortent la leur au même moment. L’Inconscient, aka Boris Lanneau, de Poitiers, nous offre un roman, lui : une fiction au goût de réel, de la MJC aux fenêtres des tours sur fond de clash et de battle.
Quand un adepte des punchlines se lance dans un roman, on craint d’être saturé par un style plus fait pour les effets rapides d’un couplet de rap que pour le souffle particulier d’un roman. Mais l’Inconscient gère son souffle et dose les belles formules au rythme de l’intrigue.
Et ça donne ça :
« Sam ralentit, rase le mur qui tourne avec les marches. Il connaît ces voix qui squattent les escaliers et enfument les sorties de secours. Des mecs d’en bas, c’est sûr, mais lesquels ? Sûrement des lascars à qui il a eu à faire un jour ou l’autre, comme la fois où deux mecs d’en bas s’étaient ramenés près de son réverbère, au tout début. L’un avait la veste tombée dans le dos, l’autre le survêt relevé sur une jambe.
Ils l’avaient caillassé de questions,
-T’es qui ? Tu veux quoi ? T’es un stup ?
Sam ne répondait pas,
-Oh, j’te parle, Tu m’réponds quand j’te parle, Pourquoi tu parles pas ?
Mais il ne baissait pas les yeux. Un regard double canon.
-Oh mec, t’as pas d’couilles ou quoi ? T’as rien dans l’ventre ma parole…
Sauf qu’ils sentaient bien qu’il n’avait pas peur. Ensuite Sam a mis la main sur sa veste de survêt, là où il y a un nombril, le cordon ombilical, la vie ou …un gun. Il l’a soulevée tout doucement, les yeux des mecs d’en bas ont arrêté de faire les beaux, lui a continué de les mettre en joue du regard et il a laissé apparaître sous l’élastique de son survêt … les spirales d’un carnet. Les mecs d’en bas n’ont pas su quoi dire, ils sont partis, avec les épaules qui tortillent comme le cul d’une meuf. A ceux qui croient qu’il n’a rien dans le ventre, Sam a toujours su quoi répondre, Et aujourd’hui il a une lettre d’amour, Et c’est encore plus fort. »
Amour triangulaire sous tours rectangulaires
« L’Inconscient », découverte du Printemps de Bourges dans la catégorie rap en 2001, abandonne son pseudonyme le temps de prendre la plume sous son vrai nom, pour nous raconter une histoire d’amour à l’ombre des tours. Amour triangulaire sous tours rectangulaires. Le premier roman de Boris Lanneau revisite un univers urbain qu’on pense connaître et le transforme en une scène de théâtre où les duels se font à coups de mots plantés dans le dos. La belle Nora hésite entre le silencieux et mystérieux "Sam" qui deale des rimes et Aswad celui qui manie le micro mieux que les mots…
Nous faire pleurigoler
Au-delà de l’histoire d’un amour, c’est l’amour des mots qui transpire de ce roman : mots chantés, mots rapés, mots slamés, mots écrits et surtout mots gardés, non-dits, tous ces mots qu’on voudrait crier et qui restent coincés dans la gorge. Tous ces « je t’aime » qu’ils ne diront peut-être jamais. On dit qu’on reconnaît un bon roman à la qualité des personnages secondaires. Quelque chose me dit que les deux potes Heine et Ken, même tapis dans l’ombre de l’intrigue, ont su capter la lumière et l’attention des lecteurs. Et si le rappeur s’amuse à jouer avec des références bien connues des lecteurs amateurs de rap, il sait aussi nous surprendre et nous faire « pleurigoler » sur du Johnny Hallyday dans une scène tragi-comique qui mériterait d’être adaptée en film.
Découvrir ce roman sorti début mars 2013 est également l’occasion d’en relire d’autres de la collection Exprim’, chez Sarbacane. Une collection portée, depuis cinq ans, par Tibo Bérard qui sélectionne chaque voix avec le soin d’un chef d’orchestre. Des styles souvent urbains et oraux avec toujours une exigence littéraire. Ce concert de jeunes voix ne s’adresse pas seulement aux jeunes et adultes mais à tous ceux qui aiment découvrir de nouveaux talents.