
Regarde le cinéma te regarder

Rokhaya Diallo et Ali Arhab sont des enfants de l’image. L’une a travaillé dans la production, elle est maintenant journaliste et chroniqueuse, notamment à la télé pour Egaux mais pas trop ; l’autre est réalisateur et monteur, depuis plus de vingt ans -il a tourné un très grand nombre de clips de rap et des sketches pour des chaînes de télé (Canal +, Comédie…). Ils portent tous deux un regard mi-figue, mi-raisin sur les grandes productions cinématographiques qui ont marqué la manière de filmer les quartiers et les minorités. Deux fans de l’image regardent le cinéma les regarder, en quelque sorte.
Plus jeunes, leur perception du cinéma était impactée par leur lieu de vie : « A l’époque de La Haine, j’habitais à Courneuve, confie Rokhaya Diallo. Ce qui se passe dans ce film, ce n’était pas ce que je vivais. C’est un concentré qui, au milieu de représentations inexistantes de ces réalités, a donc un côté caricatural qui est forcément amplifié. Mais on ne voyait pas cela de manière problématique à l’époque. C’est un film important qui fera date. » Ali Arhab, lui, a grandi a Gennevilliers. Et ils ‘est reconnu dans ce film : « On tourne en rond, on est dans la cité, on n’a pas d’argent, il n’ y a pas de loisirs. Alors on prend le métro pour aller à Paname. On se reconnaît dans le langage, les attitudes etc. » Son premier contact avec le cinéma est provoqué par le tournage du Thé au Harem d’Archimède, qui se fait dans son immeuble, au Luth. Le genre de hasard qui vous trace un destin, visiblement : il se lancera dans la réalisation d’une… centaine de courts-métrages, avec et pour les potes et la famille (avec un collectif, « Intermythos » ; un peu à la manière d’un Malik Chibane, finalement). « La génération d’aujourd’hui n’a pas connu les films comme La Haine : elle est gavée par les réseaux sociaux, l’entertainment. » Alors que pour lui, un cinéma d’auteur aurait pu naître dans la foulée de La Haine : « Pour faire un film, il y a toute une cuisine. Peut-être que La Haine est arrivé au bon moment. Le rap naissant a accompagné ce film. Il y avait Rapline d’Oliver Cachin le soir, tard. Mais ça avait aussi une connotation un peu racaille ! »
Un cinéma commercial avec une dose d’identitaire
Selon eux, cependant, le cinéma sur les quartiers prend une nouvelle tournure. Ali Arhab : « Il est maintenant très influencé par les grosses productions américaines, il y a de plus en plus de films pop-corn. Cela a suivi le développement des multiplexes. Les consommateurs de ces salles sont majoritairement des banlieusards, on leur met un peu d’identitaire dedans pour qu’ils se reconnaissent quand même, mais pas trop, il ne faudrait pas trop faire comme Le thé au harem d’Archimède ! On leur offre des films aseptisés. C’est un cinéma à la Besson. En France, ça a commencé avec Yamakasi, puis Banlieue 13 etc. Bensalah est aussi dans ça maintenant. Ce sont des films tous publics. Il faut faire rire. » Rokhaya Diallo est plus nuancée sur ce genre de films : « La comédie sur ces sujets, c’est une bonne chose, on surligne le personnage d’Omar Sy qui se départit de ses soucis par l’humour. Mais les Américains par exemple sont étonnés de voir ça en France : c’était leur cinéma il y a trente ans ! »
Un cinéma populaire… et réaliste ?
Pour autant, on ne peut dire qu’il n’y a pas eu de cinéma populaire et réaliste parlant des quartiers. L’esquive, Entre les murs par exemple. Deux exemples contraires selon nos interlocuteurs : « Entre les murs, c’est un concentré de clichés, avec des adolescents qui ont participé à un atelier d’écriture, mais ont reproduit tous les clichés qui leur sont associés. C’est une fausse situation. Le professeur qui passe sa journée à débattre, la Blanche première de la classe, l’Asiatique sérieux, les Noirs et les Arabes au fond de la classe… »
Et demain ?
Quel est alors l’enjeu, aujourd’hui ? Pour Rokhaya Diallo, c’est « de voir Aïssa Maïga dans des films comme L’écume des jours, dans le rôle de n’importe quelle actrice française. Il ne faut plus forcément attendre de voir des personnes qui nous ressemblent dans ces films dédiés aux quartiers. Tout ce qui brille est un excellent exemple d’un film grand public, qui parle d’une banlieue moyenne avec des jeunes filles qui ont envie de faire la fête par tous les moyens. Audiard n’a jamais été en prison, il a fait Un prophète. Quand on vient d’un quartier populaire, on n’a pas toujours envie de parler de son origine sociale ou ethnique. » Pour Ali Arhab, « maintenant, tout le monde connaît les codes de la banlieue, on ne peut plus consommer n’importe quelle image sans a priori, la violence, le chômage, l’ennui, les préjugés, la violence etc. Des personnages plus positifs émergent, avec des films comme l’Esquive ou Tout ce qui brille. Mais il ne faudrait pas cacher les problèmes de fond qui persistent sous des films de distraction. Je reconnais que faire entre les deux est compliqué ! » Entre Djaïdani et Intouchables, en quelque sorte ?
Restent que le cinéma de quartier change : des tars apparaissent dans des films qui ne sont estampillés « quartiers ». A en croire Ali Arhab, il y a un côté « tête de gondole » avec les stars à la Sy ou Merad : « Il a fallu des années à Omar Sy pour s’imposer, et sans doute maintenant, il n’est plus vu comme Noir par même par des racistes du fin fond de la France. Et puis, il faut quand même tenir des années avant d’y parvenir, tout le monde n’en a pas les moyens, ou l’énergie ! Après, il y a aussi le cas des femmes, pour qui c’est plus facile : dans Aïcha, par exemple, ça marche, comme dans le monde du travail en général. On les aseptise, on leur met un tailleur et du coup on oublie qu’elles s’appellent Nacera ! » Pas d’accord du côté de la présentatrice d’Egaux mais pas trop : « La plupart des films de ce genre de cinéma sont très masculins ; d’ailleurs, le cinéma lui-même est très sexiste. Il n’y a qu’une seule femme sélectionnée à Cannes ! »