
Nabil Ben Yadir : « Je ne sais pas à quoi aurait ressemblé « La Marche » réalisée par un Français… »

Le réalisateur belge des « Barrons » présente le film tant attendu, « La marche ». Retour sur le tournage d’un film sensible, qui est l’acmé d’un cycle de commémorations des 30 ans de la Marche. Un film chaleureux, à l’image des marcheurs et qui, évitant le côté manifeste/film à thèse, donne d’abord à voir une émouvante aventure humaine et fraternelle. Et donc une oeuvre susceptible de séduire un jeune public dépolitisé, et de fournir un nouveau carburant à la légende de la Marche.
P&C : Pourquoi avoir accepté de raconter cette page de l’histoire des banlieues françaises, vous qui êtes belge..? Vous gardez de fait une certaine distance…
NBY : En effet en tant que belge j’ai beaucoup plus de recul. Entre nous et vous, il y a des différences ! Par exemple ici la banlieue c’est vraiment particulier vous êtes loin de tout, géographiquement. En Belgique non, les gens qui habitent en banlieue sont les riches ! Ca fait très classe de dire qu’on habite en banlieue. Moi qui vis à Bruxelles, à 1h30, je suis parfois plus proche de Paris que certaines personnes qui vivent en banlieue ! C’est dramatique… C’est une forme d’injustice à tous les niveaux, finalement tu n’existes pas à Paris car tu n’y es pas. On a tourné à Clichy-sous-Bois, c’était dramatique de voir l’état les tours ! C’est finalement le seul endroit qui pouvait correspondre aux Minguettes des années 80. Donc oui j‘avais un certain recul. Franchement je ne sais pas à quoi aurait ressemblé « La marche » réalisé par un Français… Ce sujet est trop ancré dans la politique, dans l’histoire… Il fallait oublier tout cela. Un homme politique dont je tairai le nom m’a dit « Ce film va donner la parole aux jeunes des banlieues ! ». J’ai répondu étonné : « cela veut dire qu’ils ne l’ont pas ? ». La France a un problème avec son histoire. Je pense qu’il faut un touriste pour venir la filmer. Comment se fait-il que je ne savais pas que des mecs des Minguettes ont décidé de répondre par la non violence aux bavures policières ? Comment se fait il qu’on dise encore 30 ans plus tard, que c’est SOS racisme qui a organisé cette marche ?
P&C : Le producteur dit qu’au départ, les financeurs vous ont mis dans un « tiroir », celui du film communautaire..? Est-ce que c’est ce qui explique qu’on fasse un film sur la marche 30 ans après !
NBY : C’est en général très compliqué de monter un film mais je pense que les gens ont eu peur de voir un film communautaire… Alors qu’est ce qu’un film communautaire ? « Les barrons », c’est particulier car c’était un premier film, un ovni. J’étais un électro-mécanicien qui venait d’un des quartiers les plus mal aimés de Bruxelles et sans aucun diplôme. Quoi que je fasse ça aurait été compliqué ! Mais là il y avait une réticence à faire un film communautaire alors que je voyais cela avant tout comme un film français. Un film sur l’histoire de France, avec un regard belge. Mais on n’a pas essayé de convaincre tous ces gens inquiets… Et ce n’est pas noir partout, c’est cela qui est intéressant. Le scénario est rassembleur. France télévision et Canal + ont mis l’argent et ont tout de suite compris ce qu’on voulait faire. A la fin, Luc Besson est venu apporter ce qu’il manquait avec une totale liberté et nous a permis de finaliser le film. Je ne pense pas que cela explique le fait qu’on fasse un film 30 ans après, ça voudrait dire qu’il y a eu 50 tentatives avant… J’ai peut-être eu cette distance en tant que belge en mettant les choses en face des gens. La marche est au-delà d’un film cinématographique, il y a tout un message derrière. Ca a été le message des marcheurs, un film pour tout le monde, pas plus pour Pierre que pour Mohamed.
P&C : Comment avez-vous préparé le film, notamment la rencontre avec les « vrais marcheurs » ?
NBY : Un moment très important a été la rencontre avec Toumi Djaidja. Quand je suis descendu aux Minguettes pour le rencontrer je m’attendais à voir quelqu’un avec une haine, une amertume mais pas du tout. Je me suis pris une vraie claque ! J’ai été à l’endroit où il s’est ramassé la balle, au point de départ ou tout a commencé… Donc ça été pour moi une vraie rencontre et je me suis dit que ce film allait être librement inspiré. Toumi est un mec avec une vraie paix intérieure, il trouve que c’est important de raconter cette histoire via le medium du cinéma. Les Américains l’ont compris depuis des dizaines d’années. Alors que 80% des jeunes ne connaissent pas cette histoire… Par contre ils savent tous qui a gagné la stars Academy 3, c’est quand même dramatique.
P&C : Justement, le choix des acteurs de la « bande » a-t-il eu lieu naturellement ? Lubna Azabal est particulièrement touchante…
NBY : Oui elle joue le rôle de Keira c’est mon personnage préféré ! Elle a une chose extraordinaire c’est qu’elle n’a pas de filtre. Elle dit des choses horribles et c’est cela que les gens adorent ou détestent. Lubna Azabal habite à Bruxelles, on a des amis et même de la famille en commun. Donc j’ai toujours voulu tourner avec elle car elle a un parcours très atypique. C’est une personne vraie qui ne mâche pas ses mots. Mais elle est douce, ce n’est pas du tout une Keira et ça a été très dur pour elle de rentrer dans le personnage. La scène dans le bistrot où elle dit qu’elle veut tout arrêter, est pour moi la meilleure du film !
P&C : Pour cela vous avez été aidé par la participation de Jamel Debbouze?
NBY : Le côté comique de Jamel, qui joue Hassan, c’est ce qu’on retient mais il n’y a pas que ça. Hassan est un perdu de la vie, qui prend certaines substances… Il n’est pas toujours drôle mais parfois grave et touchant notamment dans le foyer Sonacotra. C’est un personnage important car il arrive à un moment donné où les gens ont besoin de savoir que ce qu’ils font est extraordinaire. Et en réalité Jamel a eu ce rôle sur le tournage ! Il est arrivé très tard sur la préparation et a voulu tout de suite participer au film. Je crois qu’il n’a jamais accepté un film aussi vite et l’a en plus co-produit. Nous avions des difficultés et cela nous a permis de faire ce film finalement… Soyons clair, il est pour moi impossible en tant que jeune réalisateur belge d’avoir Jamel Debbouze ! Il a fait le film gratos, au tarif syndical. Tout s’est très bien passé, c’est un mec qui travaille beaucoup, on a l’impression qu’il est toujours dans l’impro mais il est très carré !
P&C : Le sujet du film est particulièrement sensible dans beaucoup de milieux associatifs français, que vous avez rencontré pour certains. Avez-vous rencontré des « pressions » sur son contenu ?
NBY : Quand je rentre chez moi, j’enlève mes chaussures et je laisse la pression dans les chaussures. Je pense au film cinématographiquement parlant car faire un film qui plait à tous le monde ce n’est pas mon but. Quand je dois dire qu’il y a 100 000 personnes qui sont à Paris, j’ai besoin de 100 000 figurants, c’est ça mon combat. Quand j’ai besoin de 10 comédiens en permanence c’est ça mon combat... Quand je veux un Stephen Warbeck, compositeur de musique de film, qui a fait Billy Elliot et Shakespeare in love, c’est ça mon combat. La force du film c’est que pendant 30 ans rien n’a été fait et c’est un Belge qui vient raconter cette histoire française. A partir de ce moment là je n’écoute aucune personne qui était là toutes ces années sans rien faire. Je n’ai de leçon à recevoir de personne. Et ça a pourtant été très compliqué, j’ai perdu mon père juste avant le tournage, j’aurai pu tout arrêter mais j’ai continué jusqu’au bout de cette aventure. C’est même une théorie au niveau associatif d’être toujours contre. D’ailleurs, il y a une scène qui montre un face-à-face entre les associations anti-racistes. Pour moi, au-delà de l’échec politique, il y aussi l’échec associatif. On devrait soutenir toutes les initiatives autour de la marche. Quand je vois le documentaire de Rokhaya Diallo je fonce, quand je vois une exposition ou la caravane de Ac le feu je fonce !
P&C : Pourquoi avoir choisi l’humour pour un sujet assez « grave » ?
NBY : Ca fait du bien l’humour déjà. Ca rassemble. Quand vous voyez une salle qui rigole ou une personne qui rit, cela la rend tout de suite humaine. Les gens nous attendent dans un film de victimes ou ça ne fait que chialer, moi j’ai besoin qu’on rie, j’ai besoin qu’on passe par plein d’émotions différentes car c’est simplement la vie. Et c’est aussi une réponse à cet espèce de cinéma tellement formaté, où soit on rit, soit on pleure… Je ne veux pas ça. Et n’oublions pas que les marcheurs étaient des gamins, ils avaient 18 piges, ils partaient à l’aventure un peu comme en colo… Un jour ça rit, un autre ça pleure.
P&C : Vous dites vous être inspiré par Harvey Milk de Gus Van Sant, sur "comment on devient un héros". Les marcheurs sont des sortes de super-héros qui découvrent leurs pouvoirs en marchant… Comment le mettre en image ?
NBY : Oui ce film me parle car c’est la naissance de quelqu’un qui par la fatalité avoir une conscience politique. Il y a plein de films qui m’inspirent mais là on se demande comment on filme la naissance de héros ? Comment un type qui est assis en bas de sa tour et qui se prend une balle, va être happé par le destin et se dire que ce qui lui est arrivé arrive à beaucoup d’autres personnes et il faut réagir maintenant. Quand on écoute Toumi, il était obligé de réagir comme cela, il sort du coma et il parle de faire une marche non violente alors que tout le monde veut prendre les armes ! Finalement il n’y a pas eu d’émeutes grâce à des gens comme ça qui ne se sont jamais mis en avant. On préfère montrer des Tony Montana que des Ghandi. Donc pour montrer cela, c’est très subjectif : filmer par des réactions, quelqu’un qui va convaincre avec ses mots, des regards, une facilité à faire des discours à la fin… Et puis la naissance d’un groupe. Comment suivre une personne pour petit à petit suivre tout un groupe. A la fin, Mohamed [Toumi, dans le film, NDLR] est finalement dans le groupe au même titre que tous le monde.
Propos recueillis par Mérième Alaoui.
Photo "La Marche"-à table (Copyright : © 2013 / CHI-FOU-MI PRODUCTIONS / EUROPACORP / FRANCE 3 CINEMA / KISS FILMS / ENTRE CHIEN ET LOUP / L'ANTILOPE JOYEUSE) ; Photographes : Marcel Hartmann, Thomas Bremond
Pour aller plus loin, regarder l’intervention de Nabil Ben Yadir à la JJPI sur le Dailymotion de Presse&Cité