Marwan Mohammed et Atisso Medessou : documentaire contre documenteurs

Le 10-06-2013
Par Erwan Ruty

Si vous voulez voir des jeunes de banlieue à casquette, il y a Spécial investigations.  Si vous voulez voir les mêmes, mais sans floutage et sans que le journaliste soit embarqué avec une meute de policiers armés de flashballs, il y a « La tentation de l’émeute » ou « Les bandes, le quartier et moi ». Notamment. Deux documentaires-ovnis dans le Paf. Pourquoi ? Leurs auteurs, respectivement Marwan Mohammed (sociologue spécialiste de la jeunesse) et Atisso Médessou (réalisateur de films documentaires et de fiction), nous livrent quelques recettes subtiles d’une télé-vérité bien loin de la télé-cliché qui sévit habituellement sur les écrans. 

 

Les objectifs

Atisso Médessou : « Je voulais surtout rendre compte de la diversité des regards sur la notion de bande : avec le point de vue des jeunes, celui des parents, des élus, de la police et de la justice…L’intérêt était aussi de rendre compte des différences entre les générations. Je suis né en 1973, et j'ai parfaitement conscience que les choses ont évolué. Les jeunes vivent des réalités que je ne connaissais pas à leur âge. Mon parcours fait que je n’étais pas « assigné à résidence » comme eux : j’allais à l’école à Boulogne, au cinéma à Paris, etc... Il y a un vrai travail à faire sur l’analyse de l’image dans les quartiers, car les habitants s’approprient souvent des étiquettes qui ne sont pas les leurs à la base. Mon film est un travail de décodage, l'histoire se base sur la géographie pour adopter des points de vue différents, notamment quand les jeunes assurent ne pas pouvoir aller au-delà de telle ou telle frontière. Je visualise cette idée à l’image sur une carte de la ville. Dans la réalisation, j'ai choisi de ne pas associer mon travail à celui des reportages sensationnalistes d'où les partis pris de se mettre en scène et de ne pas flouter les visages sauf quand la loi l'exigeait. »
 
Marwan Mohammed : « On n’avait pas pour intention initiale de casser les clichés, mais de questionner les émeutes, cinq ans après. »
 

Bien négocier avec les producteurs et diffuseurs avant de dégainer la caméra

Marwan Mohammed : « Notre film s’est fait suite à un appel d’offre d’Arte sur « les violences urbaines ». Samuel Luret, le réalisateur, est venu me chercher. Je lui ai dit que je trouvais ce projet très cliché : aller à Clichy-sous-Bois, s’intéresser aux trafics, avec potentiellement des caméras cachées, des visages floutés etc… C’était très orienté TF1, pas Arte ! Samuel était très ouvert à la discussion. Je lui ai dit : « tu devrais te positionner par rapport aux anciens émeutiers ». Et, sur le ton de la boutade, puisqu’il voulait s’entretenir avec moi avant le tournage : « je voudrais être derrière la caméra, pas devant ». Finalement, on a réécrit, à trois, le scénario. La production a accepté. On a déterminé ce qu’on voulait montrer : les tendances de fond, une réalité sociale ; et, en fonction de ça, on a choisi les personnages, notamment dans mes connaissances qui ont une histoire de la rue. Quand on a montré notre film a Arte, ils ont dit : « Ce n’est pas le film que nous avons acheté, mais il est très bien. » Il faut dire qu’on était après « La cité du mâle », c’était un contexte de besoin de réhabilitation pour Arte !»
 
Atisso Médessou : « Le point de départ  du film c'était un rapport du ministère de l'Intérieur qui a vu le jour à la suite d'une série d'évènements alarmistes décrivant les bandes comme un phénomène nouveau. Or je savais que le phénomène des bandes existait depuis bien longtemps. Quand je citais "Les bandes de jeunes, des blousons noirs à nos jours" le recueil de Laurent Mucchielli et Marwan Mohammed, France Télévisions craignait que je réalise un film historique avec des archives. Et moi je voulais m'éloigner d'un angle spectaculaire. Juste l'envie de faire un film documentaire. »
 

Faut-il connaître son sujet (les « quartiers ») de l’intérieur ?

Atisso Médessou : « J’ai fini par décider de ne parler que d’un lieu précis, à un moment précis : Courcouronnes, dans les années 2000. Le parti pris d’avoir une vision de l’intérieur ne s’est pas mis en place d’entrée de jeu ; et être « à l’intérieur » n’est pas primordial. Je suis peut-être perçu comme un mec « de l’intérieur » de ce sujet, mais avec une caméra, tu es tout de suite perçu comme quelqu’un d’extérieur par les personnes que tu vas voir ! On est jamais en terrain conquis. Certains jeunes me voyaient comme « un grand », des parents plutôt comme un journaliste, la police me présentait comme un collègue, alors que moi je ne faisais que mon travail de réalisateur. » 
 
Marwan Mohammed : « J’avais fait 150 entretiens avant, pour mes recherches ; je ne découvrais pas cette situation. Pour la découvrir, un journaliste devrait rester trois ans ! Forcément, il y a un parti pris dans notre film, fondé sur 10 ans de travail. Mais in fine, bien connaître les gens n’est pas déterminant. Même quand on fait une thèse de sociologie. Le « je connais, j’en viens », ou « j’en viens, donc je suis légitime », je n’y crois pas. L’avantage de connaître, c’est qu’on a des intuitions construites par l’expérience. On est sensible au ressenti, à ce que c’est qu’être humilié, de se prendre des baffes par la police, de se retrouver face au mur, comme de ce que c’est que de faire chier la police, ou d’être dans un petit groupe… Autre avantage : on connaît les codes, on sait vite décrypter les situations. Ca me permettait de dire à l’équipe, qui ne comprenait pas toujours pourquoi : « on arrête maintenant », quand je remarquais certains signes. Ca peut aussi faire gagner du temps, le temps de l’implantation, de l’acceptation. Mais j’ai une distance maintenant par rapport à ces groupes : j’ai 37 ans, et j’étais l’animateur de Kevin [l’une des personnes interviewées]… il avait alors 4 ans… Mais l’intuition peut aussi être un piège, quand on est trop proche. Qui plus, on peut manquer de recul, être pris dans des embrouilles, des clivages… »
 

Prendre le temps

Atisso Médessou : « Le film a commencé à s'écrire en 2008,  nécessité un an d'enquête, tourné et monté entre 2009-2010, puis diffusé en 2011… Pour réaliser un documentaire, et comprendre un phénomène de société, le temps compte. Quand tu tournes en banlieue, il y a de nombreux sujets à traiter, tu peux être happé par des milliers d'histoires tout le temps. Or le spectateur, a besoin d’avoir un récit clair, en 52’. Il se fout du reste. » 
 

Tisser un rapport de confiance avec les personnes interviewées

Atisso Médessou : « J’ai expliqué à tous les intervenants du film que je ne faisais pas un film sur les trafics de drogues ni un documentaire sur eux mais plutôt, avec eux. L’enjeu n'était pas de faire un film sur la banlieue en général ni sur les bandes, mais au fond il s'agissait de décrire la réalité dans laquelle elles évoluent. »
 
Marwan Mohammed : « Dans le floutage, il n’y a pas de rapport de confiance. Le choix d’avoir des gros plans et des entretiens sur fond noir, c’est un choix esthétique, mais qui a aussi mis les personnes interviewées en confiance. Personne autour de nous, le silence… Certains de leurs potes nous ont dit : « je ne pensais pas qu’il pouvait s’exprimer comme ça ! » Le dispositif leur a permis de se révéler. On n’a choisi personne en fonction de ses capacités à bien s’exprimer ! »
 
 
 
 

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