
L’hiver 83 de Mehdi Charef

1983 est un tournant culturel pour la deuxième génération issue de l’immigration. La Marche suscite une émulation artistique. Des écrivains sortent de l’ombre, des cinéastes se lancent dans l’aventure. Tous n’ont qu’un slogan en tête : Beur is beautiful. Pour cette série culturelle, Presse et Cité a rencontré deux artistes de l’époque. Farid Boudjellal, dessinateur de bandes dessinées, et Mehdi Charef, cinéaste et écrivain, reviennent sur ces « belles » années.
C’était l’hiver. A cette époque, Mehdi Charef, 28 ans, vivait à Saint Denis dans un ancien hôtel de passe. Une petite chambre, des toilettes sur le palier : lui et Latifa, sa compagne, n’avaient pas beaucoup d’argent. Ce matin-là, il était arrivé rue de Rennes, 14e arrondissement, dans un superbe appartement. « Asseyez-vous », lui avait gentiment lancé George Conchon, écrivain primé au Goncourt. Il venait de lire Le thé au harem d’Archimède, premier roman de Mehdi Charef. Quelques mois plus tard, Mercure de France le publiait. 30 ans après, cinq romans et 11 films derrière lui, Mehdi Charef est toujours à Saint Denis. Il n’y habite plus, mais il retourne y écrire. Le regard perdu dans le vague, il lance avec douceur : « Ici, c’est coloré, c’est la France ». Un café allongé en terrasse, une petite poignée de cigarettes, quelques heures au cinéma art et essai d’en face. Il n’en faut pas plus au cinéaste pour trouver l’inspiration.
Le premier homme
Quand on lui parle de la Marche, il pense aussitôt à ce premier roman publié la même année. Le cinéaste Costa-Gavras et sa femme venaient de racheter les droits : il préparait une adaptation. Deux ans après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, l’enfant des bidonvilles, fils d’immigrés algériens, commence à rêver. « Pour les enfants de la deuxième génération, c’était une époque fabuleuse, underground. Notre mai 68 à nous. On savait qu’il allait se passer quelque chose. » Publier les immigrés, c’était un début. Mehdi Charef est le premier homme, l’éclaireur. « Quand on a vu ce qu’il t’arrivait, on s’est dit pourquoi pas nous », lui avoue Azouz Begag, quelques années plus tard.
Un coup de fil matinal lui annonce sa première publication. Mehdi Charef est autant heureux que désemparé : sa vie d’ouvrier en usine bascule. Il sait que plus rien ne sera comme avant. « Mes parents pensaient que j’allais épouser une Algérienne, que nous allions retourner vivre au pays. C’est un bien qui m’a fait mal. D’un côté j’abandonnais ma famille, parce j’allais vers quelque chose qui ne leur appartenait plus. » L’écrivain commence quelque chose de nouveau : il sait qu’il ne retournera jamais de l’autre côté de la Méditerranée. « Nous jeunes de la deuxième génération, on n’osait pas se le dire mais on savait qu’on allait mourir en France. La Marche, c’était ça : dire aux Français que nous allions rester ici.»
L’écriture comme une marche
Le livre est un succès. Les interviews se multiplient. Au fil des entretiens, l’écrivain comprend ce qui l’a mené vers l’écriture. « En décrivant une famille arabe dans son appartement, en montrant leurs relations avec les voisins français, je voulais montrer aux Français qu’on vivait les mêmes choses qu’eux. Quand on s’enfermait le soir, on ne complotait pas, on survivait ». Pour lui, écrire est autant une thérapie qu’un acte politique. Arrivé en France à l’âge de dix ans pour rejoindre son père, il découvre la vie des bidonvilles à Nanterre. L’horreur, la honte. « Celui que l’on prenait pour Dieu, notre père, avait vécu pendant des années dans des baraques de tôle, sans eau, sans électricité, comme un moins que rien. » L’exil et la vie dans le bidonville le brise. « En Algérie, on avait faim mais on avait une maison. Là, c’était froid, sale. On avait peur des Français ». Lui reviennent les chaussures tachées par la boue, la mère, très stricte sur l’hygiène, en pleurs, le regard humiliant des copains français en haut des HLM. La violence et la colère montent. Il faut extirper cette rage du corps. « Au fond de moi, je me disais qu’on avait le droit à autre chose. C’était ça l’ambiance de 83 : se dire que nos parents avaient toujours été soumis et que nous, nous serions les insoumis. Certains ont choisi de marcher, moi j’ai choisi d’écrire ».
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