Les 400 coups du professeur Santaki

Rachid Santaki
Le 28-04-2014
Par Erwan Ruty

Ca pourrait être le titre de l’une de ses très nombreuses publications. Depuis des années maintenant, Rachid Santaki mène de front plusieurs vies. Selon les jours, il est rédacteur en chef, auteur, formateur, scénariste, distributeur, on en passe et des meilleures… On l’a croisé dans un petit rade de Pleyel, à Saint-Ouen, où se déroulent une bonne partie de ses intrigues, littéraires ou réelles.
 

Round 1, il arrive avec un stock de son dernier-né sous le bras : 5styles… numéro 71 ! Et puis aussi un petit opuscule vert pomme, « Business dans la cité », publié concomitamment chez le Seuil avec les bons soins de l’un des historiens et sociologues les plus fameux de France, Pierre Rosenvallon, dans le cadre de sa nouvelle collection « Raconter la vie ». De quoi ne pas s’ennuyer pendant les longues soirées pluvieuses de ce début de printemps.



Round 2 : 5styles a ressuscité


On l’avait enterré en 2008 après 70 numéros chaotiques parus et distribués en une poignée d’années (depuis 2002) ; en 2014, 5styles va à nouveau circuler sous la doudoune. Magazine périodique branché cultures urbaines, porté par une équipe de kamikazes libérés des formats classiques, tous sous la houlette passionnée de notre activiste polyactif, le 5styles de ce nouveau cru a bénéficié des mannes de quelques généreux parrains privés. Même le public s’intéresserait enfin à lui (la Préfecture de Seine-Saint-Denis en particulier). Il s’en félicite, comme un enfant découvrant un nouveau jouet. « Avec 5styles, on est passés par plein de choses. Monter un projet, se séparer, devenir concurrent, arrêter, enterrer la hache de guerre… ce sont de belles histoires, il y a de l’épaisseur. Mais c’est difficile de capitaliser sur ces expériences. Un magazine, c’est un outil de communication, un média, un support, il ne faut rien en attendre de plus. C’est assez collectif, mais ingrat. Tu es rarement valorisé à la hauteur de tes heures de travail, comme dans l’underground. Tu te lèves le samedi matin pour les livraisons, le dimanche pour les facturations, le lundi pour le recouvrement... Alors qu’un livre, les gens se le partagent, et c’est toi. »



Round 3 : Le « Victor Hugo du ghetto » ?


Bon, on laissera à ses auteurs (les éditions Le Livre de Poche) cette formulation quand même un peu osée, en espérant ne pas faire insulte à celui auquel elle s’adresse ; il n’en reste pas moins que dans la Cour des miracles littéraires des quartiers, il n’est pas le moins actif à trousser les mots et à détrousser les bourses de nombreux jeunes acheteurs. « Les anges s’habillent en caillera », « Des chiffres et des litres », et on en passe, qui filent le détournement de marque… Pour « Business dans la cité », c’est « un mec dans le biz qui veut lancer une agence de com’ ». Des expériences proches de celles que Rachid a connues (et en cela comparables au récent « La crème de la crème », excellent dernier film de Kim Chapiron, lui-même naguère irrigué par le milieu du hip-hop, où des jeunes d’une école de commerce mettent leurs cours en pratique en créant un réseau de proxénétisme sur leur campus !).



Round 4 : le coup de pouce Rosenvallon


« Pour Pierre Rosenvallon, la littérature et le cinéma sont sensés faire connaître un univers qu’on ne connaît pas. Il dit donc : « Lisez Rachid Santaki pour découvrir les banlieues autrement. » Avec Annie Ernaux [sur le monde des grandes surfaces, NDLR] et les autres écrivains de cette collection, il reconstitue la société à partir de différents milieux. Une société dont les politiques ne parlent pas. Pas plus qu’in ne voit les nouvelles structures familiales, dans lesquelles les parents ont fumé du shit ou s’engueulent devant leurs enfants ! ». A l’en croire, le chercheur serait à la fois quelqu’un qui sait écouter, et qui donne « une assise » : « ça aide aussi à sortir de l’entre-soi. C’est le Collège de France quand même ! »



Round 5 : bientôt dans vos télés ? Et en attendant, dans votre quartier


Et maintenant, les anges s’habillent en caillera pour la télé. Le scénario, en cours d’écriture avec Pierre Lacan, divergera de celui du livre : il évoquera la vie « d’un mec, avec sa famille, qui va vouloir changer de territoire, alors qu’au début, ses rêves n’étaient que financiers. » Rachid l’assume : « Je voudrais surtout faire du scénario, mais je dois faire plein de choses à côté pour faire évoluer mon point de vue, pour l’irriguer. Le rap, tu es obligé de t’y intéresser, même s’il a muté. Celui qui se fait aujourd’hui correspond plus aux premières idées que s’en font les plus jeunes. C’est pour ça que mon personnage Des anges… veut s’en détacher. » Rachid est un écrivain du ter-ter, comme il y a des journalistes de terrain, et d’autre « de desk » ; pas question ne perdre le contact avec la vie des quartiers.



Round 6 : battle au collège


Exemple : « L’autre jour, dans un collège, on m’a demandé pourquoi j’étais là. Vous gagnez bien votre vie, pourquoi vous vous intéressez à nous ? Il considérait donc qu’il n’était pas intéressant. Parce qu’il n’avait pas d’argent, et que moi j’en avais plus. Je lui ai dit : Tes parents, ils ont de l’argent ? Il a répondu Non. Et alors, j’ai dit : Donc, ça veut dire qu’ils sont nases ?! Non, voilà, ils travaillent juste, et pourtant, ils sont biens. Moi, à mon âge, on voulait tous des baskets. Maintenant, c’est une Ferrari. Ils brûlent les étapes ! »



Round 7 : éduc’pop’ façon 9-3 ?


Pour comprendre encore la vie quotidienne quand on a la quarantaine, il y a des ateliers d’écriture donnés par Plaine Commune Habitat, en particulier, mais pas seulement. Car l’art de Rachid est un art, une technique, qui se transmet ; aussi donne-t-il maintenant des cours d’écriture de scénario à la Cité du cinéma de Besson (à quelques encablures du bistrot où nous nous trouvons). L’intérêt pour lui, même s’il n’est pas à 100% enthousiaste sur la Cité en question, c’est que ces cours sont donnés « à des mecs qui travaillent par ailleurs dans la vie ». Comprendre : qui ne sont pas des scénaristes enfants de scénaristes. Dans un genre comparable, il mène aussi la Dictée des cités : Argenteuil, Saint-Denis, Strasbourg ont pour l’instant organisé ce tournoi (ils étaient près de deux cent à Saint-Denis, encadrés par Rachid et le rappeur local Mac Tyer, à lorgner sur les Jordan, veste Adidas, parfums et places de concert, prix récompenses de ladite dictée, en octobre 2013)*. Le concept se répand comme une traînée de poudre dans les mairies de banlieue, ou dans d’autres endroits plus improbables : à Strasbourg, c’était en maison d’arrêt ; mais des entreprises convaincues des lacunes de leurs cadres seraient elles aussi motivées...

Le Santaki, qu’il le veuille ou non, est bien en train de devenir un représentant de la littérature urbaine façon 9-3, ainsi que d’une nouvelle manière de faire de l’éducation populaire ; bref, une marque à soi tout seul.



*la prochaine aura lieu le 17 mai à Bruxelles

 

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