
Le rap est-il aussi devenu aussi une culture pour classes moyennes ?

Les émeutes de 2005 et la crise du disque ont-ils sonné la mort du rap de rue ? Fut un temps (entre 2000 et 2005) où la rue était le sacré Graal, où les affiliations se prouvaient et se méritaient comme d'obscures conciliabules de la camorra napolitaine. Les rappeurs français copiaient consciencieusement et laborieusement les textes de leurs homologues américains, citant Tony (Montana) ou Donnie (Brasco) ad nauseam. Mais la crise a poussé une génération de gamins de la classe moyenne à déverser leur spleen en raps sur la toile.
Les majors rendaient les contrats, ne signaient plus, ne développaient même plus. Les directeurs artistiques attendaient sagement que les compteurs de vues s'affolent sur le net. D'une certaine manière, la plate-forme musicale et communautaire My space fut la première à introduire les états d'âme d'un jeune provençal dans la sphère du rap. Les rappeurs conscients (La Rumeur, Keny Arkana, Princess Agnès…) n'avaient pas compris qu'il n'y avait pas de révolution possible sans Steve Jobs, que le vers de la globalisation était déjà dans la Pomme, et que Gil Scot Héron faisait figure de dinosaure poétique délicieusement vintage pour la frange hipster du rap. La Mafia k'1 Fry s'était comme auto dissoute, fatiguée des maxi procès et des morts violentes. La Fouine avait choisi de chanter avec Patrick Bruel, Kéry James avec Charles Aznavour, et mettait de la flotte dans sa Bavaria (« Nos textes sont des toiles que dévoilent nos mal-etres / Des destins sans étoiles / Nos lettres, photographies des instants, a l'ombre du show business » -in A l’ombre du show-business).
Divan de psy v.s banquette de G.A.V
Les vieux groupes (Sniper, Arsenik, 113) disparaissaient et les groupes historiques (La cliqua, X Men) se reformaient dans des revival de jeunes vieux et vieux jeunes. Non le rap n'était pas mieux avant. Il était même pire quand on repense aux rimes niveau CM2 que pouvaient produire certains rappeurs. Déjà au début des années 2000, des groupes de Blancs de la classe moyenne, voire carrément versaillais (Comme Fuzatti du Club des Loosers) faisaient entendre un son différent, s'allongeaient sur des divans de psy là où un Rohff prenait ses aises sur une banquette de ciment en garde à vue. Des mômes qui chialaient parce qu'ils avaient loupé le concours d'entrée d'HEC ou de Science Po, et racontaient d'horribles histoires de bizutage en attendant de finir alcoolique dans quelque bureau de gestion des patrimoines (« Marie-Charlotte aimerait me faire croire qu'elle a quelques amis basanés / Mais ce ne sont que Pierre et Louis qui rentrent de l'Île de Ré / Dans la bibliothèque municipale le temps semble soudain s'être arrêté / Ce qui n'empêche personne de réviser pour Sciences-Po ou HEC / Ici bizarrement il y a des choses dont on ne parle pas / Comme du nombre de jeunes qui chaque année se suicident en Classe Prépa », Fuzatti, in Sous le signe du V).
Chevalier des Arts & des lettres
Dans le sillage de Fuzatti, d'autres sales mômes de la classe trop moyenne comme TTC, DJ Orgasmic, James Telek ou encore Para One proposaient une vision qui puait la bière, le prozac et l'automédication. Les émeutes de 2005 emportèrent comme un tsunami toute une génération de rappeurs de rue qui avaient de la lutte verbale contre l'Etat pour fond de commerce. La désillusion l'emporta. Les choses ne changeraient jamais alors à quoi bon lutter ? 2005 est l'année où Rohff sort son disque La Fierté des Nôtres, chant du cygne du portrait de l'artiste en banlieusard. Disiz la peste apparaît comme étrangement anachronique et devient chanteur de Rock sous l'alias de Peter Punk, se laisse pousser l'afro et s'offre une virée aux puces de Montreuil pour ressembler au chanteur Sly de Sly and the Family Stone. Oxmo affine le blues d'Olivia Ruiz et se retrouve souvent diffusé sur FIP tandis qu'Abd El Malik, ex caillera, ex fondamentaliste musulman, ex dealer, ex rappeur de rue au sein du groupe NAP se voit offrir le titre prestigieux et ronflant de Chevalier des Arts et des Lettres par une ministre UMP, Catherine Albanel.
Son jazzy et lyrics fêtards
C'est Fuzatti qui permet à Orelsan d'exister. Après 2005, il est enfin possible qu'un petit blanc fils de prof puisse rapper, exprimer son malaise sans exhiber d'arme ni d'extraits de casier judiciaire (« Mélange du Coca et du Sky dans tes Chocapic / J’viens récupérer mes Panini, j’suis nostalgique / J’suis plus proche de la blague de cul que d’l’art de rue / J’fais ça pour les thunes dans mon album y’aura des pages de pub », lâche le rappeur de Caen dans son morceau Différent). Les rappeurs de la classe moyenne sont pour la plupart « amateurs de films amateurs », pas loin de la dépression et vivent dans des piaules qui puent la pizza froide et le sperme séché. Orelsan a été le précurseur d'une autre génération d'ados rappeurs 2.0. Des petits gars de Paname intra muros (les maisons de disque n'exigeaient plus de votre rappeur de base qu'il soit domicilié à Saint-Denis, Sarcelles ou Mantes La Jolie) qui ont réussi là ou avaient échoué les orthodoxes du rap boom bap de l'âge d'or des années 90 (Les Sages Poetes de la rue, Dany Dan, Fabe) : imposer en 2015 un son jazzy et des lyrics super fêtards et totalement superfétatoires. « Ici pour vivre du son / On s'fiste le fion / Donc je glisse je chille / Car je rime pour dealer du bon / J'ai la maîtrise du don / De ne savoir faire que ça / Mes potes sont pas des Saint-Bernard mais ils flairent ça » déclame Alpha Wann du groupe 1995 dans le morceau La Source.
On ne brandit plus le code pénal comme seule lecture de chevet
Un rap où l'on deale rien d'autre que des carambars, où les tatouages des artistes ressemblent à des tatouages malabars et où l'on fume de la marijuana cultivée in door au goût de bubble gum. Ces gamins de Paname (fils de petits fonctionnaires ou d'agents EDF) sont nostalgiques d'une époque qu'ils n'ont jamais connus (il n'étaient que des cellules germinales en 1995) en terme de sonorité, mais leur style de vie hédoniste sur fond de crise reflète bien l'époque contemporaine. Les rappeurs de la classe moyenne se font rarement contrôler par les flics et n'iront jamais en prison. Cela ne les empêche pas d'avoir d'autres problèmes : des problèmes de communication, de dysfonctionnements érectiles ou le syndrome de Bob Dylan. Il était de bon ton, au début des années 2000, pour un rappeur dit « de rue », de brandir le code pénal comme seule lecture de chevet. Les rappeurs d'internet ont diversifié et élargi leurs horizons littéraires. Nekfeu du groupe 1995 apprécie Tolstoï et Kundera. Même les métaphores sont plus longues que la coupe de cheveu réglementaire du rappeur de base (et le crâne rasé + rictus remplacés par des crinières et des sourires à la Feris Bueller) : « Le temps passe et je ne connais pas le surplace / J'ai fini pété au milieu des champs, dans ma ville de champions / J'suis une bulle de champagne / Venu d'en bas je veux crever à la surface / Soirée bien arrosée, donnez moi leur oseille / Le saumon sera rose et le champ' sera rosé »,
chantonne Nekfeu dans son morceau Égérie. L'amour est mort. Dieu est mort. Freud est mort. Quant au rap…
La gangsta rap tué par les polos Ralph Lauren ?
D'autres rappeurs parisiens s'invitent dans la nostalgie et plagient le mode de vie de Bukowski. Jazzy Bazz et Esso de la Cool Connexion, qui représentent avec indolence et insolence le nord de Paname, mais aussi Némir, Deen Durbigo ou encore Joke, tous des issus de la bulle internet, tous dépressifs alcooliques dyslexiques, tous issus de la petite classe moyenne. Et le gangsta rap ? Aux Etats-Unis, Kanye West l’avait tué en rendant la gestalt et l'imagerie balistique de Fifty Cent (et en vendant plus de disques aussi) totalement obsolètes. Comme une partie de la discographie de MC Solaar. Les polos roses Ralph Lauren et les sacs Louis Vuitton avaient remplacé les Smith&Wesson et les Ruger dans la terminologie de ce nouveau rap, qu’avait permis l'éclosion de rappeurs émotifs et dylaniens (Drake, Mac Miller, J-Cole...), et renvoyé Mobb Deep au département d'études paléontologiques. En France, le rap de rue avait cédé la place au rap mongol. La différence était de taille. Avant, les rappeurs de rue n'avaient pas conscience de la « débilité » de certains de leur propos. Aujourd'hui les rappeurs « cailleras » (Gradur, Kaaris, Niska, La Crim', Al Kapote, Seth Gueko) jouent avec le second, troisième et même trente sixième degré. Le rap mongol qui se couche sur la page blanche, c'est un peu Tony Soprano qui se glisse sur le divan de la psychanalyste Jennifer Melfi, c'est parfois jouissif : « J'étais dans le 4X4, t'étais encore sur ton pot / Ils puent tellement que quand que quand j'les prends à quatre pattes / J'leur vomis sur le dos », menace Kaaris sur dans le morceau 80 zetrei. Ces trois lignes constitueraient probablement un cas d'école pour Freud.
Violence scénarisée
La rue est devenue une émission de télé réalité, la violence tellement mise en scène et scénarisée qu'elle en perd sa dramaturgie pour devenir un produit périssable vendu dans la grande distribution. Gradur, rappeur Lillois, s'initie à la trap (genre musical prisé dans le sud des états Unis) et propose borborygmes et onomatopées immédiatement parodiées sur la toile. Le rap de rue est devenue sa propre caricature que des comiques notoires (comme Willaxxx) popularisent à outrance. D'ailleurs, en comparant les versions originales et celles parodiées, le trouble s'installe. Pour les tenants de la vieille garde, c'est toute la tragédie du rap de rue que d'être raillé. Mais les rappeurs à la street credibility chevillée au corps ont distribué des battes de base ball qui ont servi à leur défoncer la gueule. Dans le même mouvement, un groupe parisien comme la Sexion d'assaut (qui a fait l'école buissonnière et séché essentiellement les cours d'histoire, ignorant que les Sections d'Assaut, les Sturmabteilung, étaient des groupes paramilitaires nazis, qui contribuèrent à faire accéder Hitler au pouvoir en 1933) se désolidarisa très vite du rap de rue pour créer son propre son pop et marshmallow, avec des artistes comme Maitre Gims et Black M, anciennement Black Mesrines. Ce rappeur parisien est passé de Black Mesrines à Kev Adams, la star des enfants de moins de douze ans. Et c'est peut-être une bonne chose, finalement.
Le rap n'est plus l'expression d'un malaise social. C'est une expression artistique et musicale. Comme la pop, le rock ou la country. Le rap fut autrefois le refuge de Scarface. Il est aujourd'hui celui de Mickey. Mais entre le balafré et la souris malicieuse, un territoire immense existe. Indifférent à la couleur, à la religion ou aux codes postaux. C'est le rap de la majorité silencieuse.