Le multiculturalisme est-il mort ?

Le 08-03-2016
Par Erwan Ruty

C’est ce qu’ont affirmé depuis le milieu des années 2000 Nicolas Sarkozy, David Cameron ou Angela Merkel, après les multiples attentats terroristes de revendication islamiste qui ont frappé l’Europe notamment. Si les politiques se revendiquant de ces théories semblent mises à mal, la société est-elle pour autant homogène ? Michel Wieviorka, sociologue qui a travaillé sur ces questions depuis une vingtaine d’années, nuance.

 

P&C : Est-on encore dans une situation comme celle que vous analysiez au milieu des années 90, dans laquelle les quartiers où se concentrent les immigrés et leurs enfants étaient décrits comme des « sas » transitoires avant le départ de ces populations vers d’autres territoires ?


Michel Wieviorka : Il y a une grande diversité de processus migratoires aujourd’hui. D’abord, il faut noter que les migrants ne veulent plus venir en France, mais en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Suède etc… Et parmi ceux qui sont ici, beaucoup ne veulent que passer ou en en partir, comme ceux qui sont à Calais par exemple. Enfin, parmi ceux qui restent, beaucoup ne vont pas dans ces « quartiers d’exil » dont parlaient Didier Lapeyronnie et François Dubet [les « banlieues populaires », Ndlr], mais dans les grandes villes où ils ont des réseaux, de la famille et s’intègrent à ces villes. Enfin, il y a de nouvelles vagues qui vont là où il y a déjà beaucoup de migrants, dans ces quartiers qui un temps étaient effectivement considérés comme un sas, mais qui peuvent parfois devenir une nasse.  

 

P&C : Ces quartiers qui deviennent des « nasses » sont ceux où le phénomène est le plus visible, mais sont-ils pour autant ceux où il y a le plus de migrants ?


MW : Les plus visibles sont souvent des enfants des générations précédentes d’immigration. On parle le plus d’eux, mais on sous-estime les logiques de circulation, en Europe, entre la France et la Belgique par exemple, ou encore entre France et Maroc, avec ces commerçants qui achètent des biens et partent de Belzunce, puis passent par Algésiras (Espagne)… Ils ne s’inscrivent pas forcément dans une communauté.


P&C : Vous parliez alors du risque d’aller vers une « société fragmentée » entre différentes communautés, cultures. Cette société est-elle advenue aujourd’hui ?


MW : La fragmentation existe toujours, comme avant, mais sous de nouvelles formes. Surtout dans une société de plus en plus individualiste comme la nôtre. On peut même parler de pulvérisation. En Corse par exemple, c’est très frappant, les drapeaux corses sont omniprésents maintenant ! De même les salafistes sont dans des logiques de fragmentation. Mais on parle trop peu des recompositions et des logiques de solidarité, notamment familiales et régionales.


P&C : Certains parlent de « retour au village », voire d’autochtonie. En est-on là ?


MW : C’est une réalité en fait contradictoire. On rejoint souvent une communauté par l’individualisme. C’est-à-dire par la volonté : « je choisis d’être musulman, salafiste, corse… » etc. Il y a donc l’expression d’une volonté du « sujet », pas seulement la reproduction d’un modèle lié aux générations précédentes. Il y a pas mal d’innovation.


P&C : Au milieu des années 2000, David Cameron aussi bien que Nicolas Sarkozy ou Angela Merkel , et cette dernière récemment encore, ont proclamé « la fin du multiculturalisme ». Les sociétés européennes sont-elles multiculturelles ?


MW : Il faut voir ce qu’on appelle multiculturalisme : normalement, c’est un mode de traitement par les institutions des différences culturelles. C’est différent du fait de considérer qu’une société est multiculturelle ou non. Une nation peut avoir une certaine unité avec une société divisée… De plus, quand on parle de culture, on pense en fait souvent à la religion. Et en particulier à l’Islam. On pense aussi à la « racialisation » de la société. Au fait que des individus peuvent par exemple dire : « Je suis black mais je ne veux pas être discriminé pour ça, ni ne veux porter une culture différente » pour autant. La question est : le multiculturalisme va-t-il transformer la société, fabriquer des communautés, comme on le lui reproche ? Le multiculturalisme propose-t-il des politiques spécifiques ? Au Canada, le philosophe Will Kymlicka estime qu’il faut un « multiculturalisme progressiste », articulable aux valeurs universelles. Dans lequel votre particularisme est reconnu s’il accepte les valeurs universelles. Là, les cultures sont reconnues, mais expurgées de leurs valeurs les plus contraires aux droits universels. Dans ce cadre, on peut obtenir certains droits spécifiques pour les individus (mais surtout pas pour des groupes). On peut par exemple dire oui au droit coutumier si l’individu peut aussi utiliser les autres tribunaux en même temps… De même le mariage religieux n’est possible que si le seul mariage civil était prépondérant. Sur les questions de procréation, d’adoption, de droit à la mort, de mémoire et d’histoire, par exemple, on pourrait réfléchir à la reconnaissance de cette diversité culturelle… La « Déclaration de Fribourg » assez intéressante en la matière*.


LCA : Mais les pays qui sont allés sur cette voie ne sont-ils pas en train de revenir en arrière ?


MW : Oui, au Canada par exemple, on est un peu revenu en arrière par rapport aux années 60, où il y avait un contexte particulier : il y avait les indiens, les anglophones, les francophones et les autres européens surtout. Et on s’est aperçu que les « solutions multiculturelles » ne réglaient rien : les indiens voulaient vivre dans leurs réserves, et la question francophone n’était pas réglée… A l’arrivée, ce droit canadien a surtout produit des mesures d’incitation à l’emploi ou à l’entrée dans certaines écoles [logique d’ « affirmative action », Ndlr]. De même en Angleterre, il y a eu un « backlash » après les attentats de 2005 à Londres : on s’est dit qu’on ne voulait plus du « londonistan » [quartier de la capitale britannique où les anglo-pakistanais les plus radicaux évoluaient en toute liberté au sein de communautés très fermées et très autonomes, Ndlr]. Cependant là-bas, un chercheur qui veut travailler sur les Caraïbes doit par exemple le faire avec quelqu’un qui provient de cette zone ! Et le fait pour les institutions d’avoir eu pour interlocuteurs des personnes issues de ces communautés a responsabilisé ces dernières, et il y a aujourd’hui beaucoup de maires de villes de couleur. Mais globalement, depuis les divers attentats au Pays-Bas de Théo Pym Fortuyn ou Van Gogh [respectivement homme politique et réalisateur, assassinés par des islamistes en 2002 et 2004, Ndlr] par exemple, les pays les plus ouverts sur ces questions se sont rétractés.


P&C : En France, la laïcité est-elle un frein à la prise en compte des différences culturelles ?


MW : L’appel aux valeurs universelles est en tous cas un appel à l’homogénéisation. Avant, vous aviez de fractures profondes entre Républicains et non-Républicains, souvent catholiques et de droite. Maintenant, tout le monde est républicain. Ce type d’opposition est considéré comme impossible. L’union nationale agit sous la peur de la différence. Le débat sur le multiculturalisme est relégué au profit d’un débat sur la laïcité. D’autre débats ont structuré la société française : en période de croissance, nous avions traditionnellement un conflit structurel autour des questions sociales. Mais visiblement, cette opposition-là n’arrive plus à se construire autour d’un conflit politiquement structurant. Aujourd’hui, le débat sur le multiculturalisme est encore à un état que l’on pourrait qualifier de « proto-politique ». La question est donc : comment transformer la crise que nous visons autour du multiculturalisme en débat démocratique ?


P&C : Le débat actuel sur des thèmes comme la déchéance de la nationalité peut-il être structurant ?


MW : Les débats sur la nationalité sont toujours dangereux, car ils sont excluants. Ils aboutissent toujours à la question : qui est dedans, qui est dehors ? Précédemment, le débat sur les classes sociales par exemple était moins excluant. Les deux camps, les patrons et les ouvriers, partageaient la même vision de ce pourquoi ils se battaient : l’organisation de la société selon les volontés de l’un sur l’autre, dans une société où il y aurait toujours des patrons et des ouvriers. Pas sur l’exclusion de l’un ou de l’autre. Et ceux qui disaient « il faut tuer tous les patrons », n’ont jamais eu beaucoup d’influence en France. Il y avait un rapport conflictuel mais pacifique.  



*La Charte des « droits culturels » de Fribourg (Suisse), en 2007, est issue d’un groupe de travail réunissant plusieurs chercheurs internationaux, notamment de l’Unesco, et explicitant les droits accordés par diverses législations internationales. Elle affirme notamment « la nécessité de prendre en compte la dimension culturelle de l'ensemble des droits de l'homme actuellement reconnus » dans la mesure où « les violations des droits culturels provoquent des tensions et conflits identitaires qui sont une des causes principales de la violence, des guerres et du terrorisme » et conséquemment que « la diversité culturelle ne peut être véritablement protégée sans une mise en œuvre effective des droits culturels », au-delà des seuls « droits des minorités et des peuples autochtones ». Selon cette charte, il faut donc garantir ces droits « de façon universelle et notamment pour les plus démunis ».

 

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