«Bousculer les mots»

Le 12-10-2009
Par xadmin

Avec son album « Suis-je le gardien de mon frère », le rappeur Sefyu réalise la performance de devancer la VIP Madonna au Top Album. Historique. Mais ce n’est pas ce qui impressionne notre ami écrivain Rachid Djaïdani. Ce qui le fascine, c’est la façon dont Sefyu brutalise amoureusement les mots.  Rendez-vous est donc pris à la MJC de Nanterre. On y retrouve le plus gros vendeur de disques de France, entouré d’une vingtaine de jeunes qui discutent sagement avec lui. Ambiance quartier à l’ancienne : tournoi de foot et barbecue improvisés. Sefyu, grand frère et ancien animateur de rue, est dans son élément. On tape quelques merguez, quelques fous rires, et dans la chaleur moite de l’été, un auteur discute, avec un autre auteur.

Pour présenter Sefyu, on dit quoi ?
Sefyu : Artiste engagé, dénonciateur, qui n’hésite pas à prendre position quand il le faut, et qui prend la parole pour les victimes de clichés, d’idées bien arrêtées, bien figées, souvent cataloguées…
Rachid Djaïdani : C’est le poète à la visière baissée. C’est pas simplement moi qui le dis, c’est un de nos plus beaux poètes, de nos plus beaux rappeurs. On a un ami en commun, Tricky (célèbre artiste trip hop britannique, ndr), qui le considère comme « le meilleur rappeur du monde ».
Sefyu : Ouah, ça me touche beaucoup. Mais je ne suis pas le seul ! Moi, j’essaie de faire le maximum dans mon propre style, j’essaie de performer, de faire en sorte qu’il soit toujours aussi particulier, original, de prendre des risques. Mais c’est flatteur d’entendre ce genre de compliments : ça nous permet de continuer à fond, et ça donne envie de rentrer à la maison, prendre une feuille et un stylo, et continuer à bosser !

Notre hardcore POESIE
Rachid : Ce qui me touche dans ton travail, c’est l’association des mots, en une phrase, qui tout à coup fait séisme. Dans  «Molotov 4», ou «La vie qui va avec», tu as des associations de mots où tu te dis : « Ouaaah ». Tu dois vraiment être déstructuré dans ta tête pour arriver à cette force, à cette magie. Faire clarté, avec des choses qui à la base sont antagoniques.


Comment tu fais pour aborder un texte ?
Sefyu : Ma vision des choses lorsque je suis amené à aborder un morceau ? Je me mets plus en phase avec une réalité, et je me dis : « Pourquoi aller chercher le bonheur aussi loin, alors qu’il est sous nos yeux ? » Souvent on a tendance à chercher des thèmes trop compliqués, à se prendre la tête, alors que souvent les choses sont là. Pour écrire, je regarde mes pieds.
Rachid : Tout le monde regarde ses pieds d’une certaine manière, mais toi, ta façon de retranscrire cette réalité, c’est là que le séisme opère. C’est là que tu n’es pas comme tout le monde. Pourquoi à un moment, ta réalité me touche ? Comment dans ta tête, les images viennent ? Pourquoi des images ?
Sefyu : (rires) J’ai une écriture vachement imagée. J’ai tendance à mettre en opposition des images. C’est inexplicable …
Rachid : … C’est magique !
Sefyu : Non, je ne vais pas dire que je suis un magicien, un mec exceptionnel ! (rires) Peut être que ça reflète un de mes traits de caractère : d’un point de vue cinéphile, je n’aime pas les films de science-fiction. J’aime bien les films réalistes, les films du réel. C’est peut être ça aussi qui me donne envie de rentrer dans des profondeurs. J’aime cerner la profondeur humaine, ce qu’il y a dans le cœur des gens. Parfois, il y a des choses que tu vas sentir, mais tu ne sais pas comment tu vas les dire. J’aime toucher ce côté-là : parler pour ceux qui sont bloqués, qui sont frustrés.
Rachid : Quel est ton rapport avec le stylo ? Tu écris à l’ordi, sur du papier, est-ce que tu as un petit cahier magique sur lequel tu écris chaque jour tes idées ? Est-ce que tu dois te concentrer pour écrire ; est-ce que tu peux écrire partout ? Est-ce que tu un 4x4 de l’écriture, ou bien est-ce qu’il faut que tu sois dans un état particulier ? Sefyu : A une certaine époque, j’écrivais tous les jours. Et je me suis dit : « Pour plus kiffer la musique, il ne faut plus que j’écrive pour écrire ». Ca ne sert à rien. Avant ce nouvel album, j’ai passé 4 mois sans toucher un stylo, sans écrire un morceau. Je ne faisais que des concerts, mais je n’écrivais plus rien. Je construisais tout dans ma tête. J’avais des thèmes forts plein la tête. Lorsque j’ai fini ma tournée au mois de mai, 15 jours après, j’étais en studio. Pour mes thèmes, je fais un plan : premier couplet, je vais parler de ça ; deuxième couplet, je vais parler de ça, etc. J’ai un ordre chronologique planifié dans ma tête.
Rachid : Sans être maladroit, je fais un peu comme toi. Tes 4 mois, ça se détermine pour moi en 2 ans, avant de commencer à écrire. Mais j’ai déjà tout le roman dans la tête. Là, je l’ai. Et arrivé à un moment, il va falloir que j’ai le déclic. Comme à la boxe, quand il faut monter sur le ring.
Sefyu : En fait, ce qu’il faut trouver, ce sont les premières rimes. Je ne peux pas commencer sans la première phrase.
Rachid : Ce qui est fou dans Sefyu, c’est comment il attaque le mot, comment il mange le mot. Le mot est vivant avec lui. Comme un acteur. Il y a l’acteur qui va être platonique, qui va jouer sur le même filament, et la particularité de Sefyu, pour l’avoir vécu en concert avec lui, en plus d’avoir ses albums, c’est que tu sens qu’avec le mec, les mots deviennent vivants. Il attaque les mots, donc pfff … C’est aussi un talent d’acteur. Il incarne ce qu’il dit. C’est pour ça qu’en plus du simple concept, il vit le concept. Tu pourrais être platonique, et faire des rimes pour faire des rimes, sans être original. Mais en plus de ça, il y a l’impact des mots, qu’il est capable de mâcher, c’est ça qui est fort. Le mec est un pitbull du mot.
Sefyu : Tu es très bien placé pour le dire, parce que Rachid, c’est quelqu’un qui relate ce que moi je dis, mais dans son style à lui. C’est quelqu’un de précis dans ce qu’il aborde, il va parler avec un certain « intellectualisme », de ce qu’on vit dans les quartiers. De son expérience. Rachid, c’est le genre d’artistes qui arrive à exprimer ce qu’on vit aux bobos.
Rachid : Faut pas oublier, il y a les bobos ;  nous on est les blessures.
Sefyu : ... Il faut des gens comme lui, qui ont la patience que n’ont pas les gens du terrain. Ce n’est pas facile d’exprimer, que les gens des hautes sphères comprennent ce qu’on vit dans les quartiers, ce qu’on vit dans les ghettos. Pour celui qui habite dans une campagne en Auvergne, ce qu’on vit, c’est une bande dessinée. Ceux qui ne le vivent pas, ne pourraient pas le croire. Rachid, c’est un interlocuteur ghetto intellectuel, qui peut parler à ces mecs en costards qui nous prennent pour des animaux.
Rachid : C’est pas un accident si Sefyu est numéro 1 des ventes, devant Madonna. Sefyu, lui aussi, il a un engagement intellectuel, qui est universel dans son travail. Alors que mes alliés, ce sont des mecs comme Sefyu, Kery, Oxmo, etc., ce qui est drôle, et ce qu’il ne faut pas perdre à la base, c’est qu’on s’est construit tout seul. Quand j’entends Sefyu dire que je suis un « intellectuel », c’est super touchant, parce que moi : c’est «CAP maçon, plâtre et plaquiste». Notre culture, on l’a faite dans la rue. Après c’est sûr qu’il faut toucher l’universalité, et c’est ce qu’on atteint quand t’écoutes Sefyu, ou quand tu peux me lire, ou autre … Il n’y a rien de pire que de dire à quelqu’un que c’est un poète ... de banlieue. Poète, ça suffit. Tu n’as pas attendu d’être numéro 1 pour nous toucher nous, mais maintenant, il n’y a que comme ça que tu peux les toucher eux, l’intelligentsia. Les chiffres sont là : tu es numéro 1 des ventes. Mais quelque part, nous, on a été là bien avant que tu sois numéro 1. On ne peut plus nous cacher. Tu sais, la grande noblesse en France, c’est les êtres de plumes, et nous, on est des êtres de plumes. Avec nos envolées lyricales, plus personne ne peut nous stopper. On voyage, on est loin. Eux sont bien
ancrés pour tenter de nous freiner, mais l’avantage qu’on a aujourd’hui, c’est que leurs enfants sont notre public. Et comme dit Sefyu, notre intérêt n’est pas de toucher spécialement les mecs du quartier, parce que la musique est universelle.

Rachid, tu avais dit que si des auteurs de la trempe de Sefyu se mettaient à écrire, tu abandonnais.
Rachid : (rires) Je te dis une chose : Sefyu est arrivé dans ma progression d’écrivain un peu tard, mais il est probable que mon 4ème roman soit écrit avec sa musique aussi. Que ce soit Sefyu ou d’autres frères d’armes, je me sens tellement moins seul avec eux … Ce qui est intéressant, c’est que je ne serai jamais rappeur. Donc, quand je leur donne l’amour que je leur porte, il n’y a pas d’autre intérêt que celui du bonheur que j’ai pris à écouter leur musique. Ce qui me touche le plus, c’est leurs métaphores, leurs images. Les mecs sont des poètes. On les prénomme « rappeur », parce que comme ça, on peut véhiculer le blabla banlieue, violence, etc. Et un jour peut être, nos enfants diront quand on leur posera la question : « Ton père était rappeur ? », « Non, il était poète ». Croyez-moi, on va aller loin.
Sefyu : C’est fort ce que tu dis, de toute façon, tu ne dis que des choses fortes. Que ce soit ici ou ailleurs.

La politique c'est Nous
Rachid : Comment tu te situais quand t’étais dans le quartier ? Quelle position tu occupais ? Parce qu’on occupait tous des positions : moi j’étais un peu le comique. Souvent l’enfance a à voir avec le poète. Alors à Aulnay, t’étais un garçon qui parlait beaucoup, plutôt réservé, et comment tout à coup tu as pris l’audace de prendre un stylo. Parce qu’être dans un quartier et prendre un stylo, c’est aussi un acte de courage, parce que c’est courageux de donner à entendre son émotion. Sefyu : J’ai un fort caractère, un fort comportement, que j’ai toujours. Dans le groupe, j’ai toujours été celui qui prenait les devants : « Bon les gars, on y va ». En même temps, c’est ce qui m’a peut être amené là où je suis aujourd’hui. J’ai toujours été sûr de moi, toujours toujours, dans tout ce que j’ai fait, en bien ou en mal. J’ai toujours été déterminé. J’aimais bien aussi endosser le costume du gars assez responsable, hospitalier, et qui donne le bon exemple, presque pédagogue. L’été, ado, j’organisais des tournois de foot, des petits championnats de quartiers, pour les petits qui ne partaient pas. Il n’y avait aucune structure qui nous encourageait, on faisait tout ça nous-mêmes.

Il y a eu tentative de récupération politique ?

Sefyu : Forcément, il y a eu. Je connais ce type d’approches, donc je sais déjà par rapport à mes propos, que ça intéresse des partis et des associations politiques. Mais moi, ça ne m’intéresse pas ; ce n’est pas comme ça que j’ai envie de faire. On peut le voir avec les différentes positions de certains responsables de gauche qui sont aujourd’hui dans un gouvernement sarkozyste : on peut penser que la politique, ça ne veut plus rien dire. Alors la politique, c’est moi-même. On m’a proposé de participer à la campagne de Ségolène Royal, en venant faire des concerts ; mais ce trip, c’est de la merde, tu vois. La réalité, c’est le peuple. Eux, ils ont le pouvoir, mais ce qu’ils ne savent pas encore, c’est qu’ils ne peuvent pas décider sans le peuple. Tu as besoin du peuple pour décider. Souvent, je dis que la politique, c’est le reflet de nos vies. Ils parlent de nos vies, ils croient dire ce qu’on ressent, et ils appellent ça de la politique. Depuis des années, le débat politique est tronqué, parce qu’on ne peut pas tout dire. Pour pouvoir dire des choses, il ne faut pas faire de politique.
Rachid : Je suis un peu comme Sefyu, ma politique, je la fais au jour le jour. Je suis politicien de ma propre flamme. A travers ce que je peux véhiculer, j’essaye de donner mes points de vue. Moi, je me considère comme un panneau de signalisation. Je peux dire : « Attention, chaussée glissante. Si tu veux tracer, trace. Mais si tu te prends le platane, on t’aura prévenu ». Mais en même temps, notre rapport est assez bizarre, ce qui est délicat pour des artistes comme nous : on est entre la rue et une sorte de notoriété. Pourtant tout à l’heure, on reprend notre VTT, nos baskets ou notre ture-voi. On est toujours confronté à une réalité qui est dure : notre public peut aussi se retourner contre nous demain. Il ne faut pas le perdre de vue, parce que notre plus grand ennemi peut être dans notre terroir. Si demain, moi je me plante, on va planter mon public, les gens qui me suivent, avec moi. Si jamais, je dois plonger, je préfère plonger tout seul, qu’on ne dise pas : « Regardez comment ils sont ». Le problème qu’on a, nous tous, c’est qu’on est conjugué au pluriel ; on ne dit pas : « Rachid, il est comme ça », mais « Les Rachid, ils sont comme ça ». Ma quête quelque part, c’est d’être conjugué au singulier. « Rachid, il a fait ça, il est comme ça ». « Rachid, il est singulier ».
Sefyu : En France, il y a un problème d’acceptation. C’est un pays qui a du mal à voir les gens de notre profil arriver à leur niveau. D’après les précurseurs de ce pays, pour que
la France aille bien, il faudrait qu’on reste à l’échelon bas de la société. C’est la raison pour laquelle nos parents, qui sont arrivés ici après la Seconde Guerre mondiale, parlent encore un français écorché, après 50 ans de bons et loyaux services dans cette République. On n’a pas cherché à les intégrer, à les élever dans cette société. On n’a pas su ou on n’a pas cherché à les « dépayser » pour les enrichir culturellement. La France n’a su que les utiliser, les mettre dans des foyers de travailleurs. Heureusement, nos parents se sont décarcassés, se sont débattus, et ont réussi à faire grandir leurs familles ici. La France se voile la face : il ne faut pas oublier qu’on est les Brassens, les Aznavour, les Boris Vian, les Jean Moulin des temps modernes. Encore aujourd’hui, Jean Moulin ne peut pas s’appeler Rachid, Youssef non plus. On fait un amalgame dangereux entre les problèmes de banlieue et l’immigration. Quand on parle des banlieues, on doit parler des enfants de France, nés ici. C’est pas parce qu’on les cheveux crépus, le teint mate ou les yeux tirés, qu’on est forcément des immigrés. Le Gouvernement est passé des « émeutes » à « l’immigration choisie ». Comment tu peux passer des émeutes à l’immigration choisie ? Alors qu’on parle de citoyens français ? C’est faire l’amalgame, pour mieux rejeter le problème. Tant qu’ils ne reconnaîtront pas qu’on est des enfants de la France, on restera toujours à ce niveau-là. Du coup, j’encourage les gens à voyager. Les langues sont des passeports. On est riche par nos langues maternelles. Si tu es confronté à des fermetures de portes ici, tu peux envisager ton avenir ailleurs …
Rachid : Le monde est vaste … Même si ici, on est dévasté (rires). Quand tu parlais de notre jeunesse, de notre force, ça m’a fait penser que la France avait un pacemaker, parce qu’elle se croit malade. Ce qu’elle a perdu de vue, c’est qu’elle a du sang frais, et ce sang frais, c’est nous. Notre job à nous aujourd’hui, c’est de lui retirer ce pacemaker, et qu’on arrête de lui faire croire qu’elle est malade. Elle est juste hypocondriaque, et notre sang frais va la faire revenir au plus haut de son level …
La France, c’est nous.
Sefyu : On avait pensé que nos parents avaient fait le travail, mais en fait, on est une génération sacrifiée : on est voués à se brûler les ailes pour faire en sorte que ceux qui viendront après pourront bien s’asseoir.
Rachid : En attendant de se brûler les ailes, on va continuer à cramer nos plumes …

Raphaël Yem in FUMIGENE #11/ Hérouville Saint-Clair

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