
Albums : la BD de et sur l’immigration

Belle expo pleine de bulles au Musée de l’histoire de l’immigration. Des grands anciens américains (Will Eisner), aux petits derniers venus d’Afrique (Marguerrite Abouet, de Côte d’Ivoire), tous y passent, planches à l’appui, y compris les meilleurs, qu’ils soient immigrés (Enki Bilal) ou aient travaillé sur la thématique (Möebius). Courrez-y vite, c’est jusqu’au 27 avril !
On est saisi d’entrée de jeu, dès le hall d’entrée de l’expo, par une série de planches en noir et blanc, d’un magnifique conte arabe sur l’amour sauvé par le temps, réalisées par Halim Mahmoudi (qui sortait en 2013 « Un monde libre », aux éditions Des ronds dans l’O), lui associant des dessins retraçant l’histoire d’immigration de sa famille. Une entrée en matière de toute force, avant de passer à un exercice plus classique : la revue des grands anciens de la BD.
Superman, cet immigré
D’abord les petits juifs immigrés de Lituanie des ghettos de Brooklyn, inventeurs dans les années 30 du premier super-héros, Superman, cet immigré… tombé d’une autre planète (Jerry Siegel et Joe Shuster). Immigré, un statut qui a donné du jus à pas mal d’artistes, d’Amérique du Sud par exemple (comme José Munoz, parti d’Argentine pour venir en Europe) ; mais aussi parfois du Nord (Joe Sacco, né à Malte, étant passé par l’Australie avant de devenir journaliste en Californie). Ce dernier travaille sur des sujets sensibles : la Palestine, la Yougoslavie, les réfugiés africains qui traversent la Méditerranée en bateau, le tout dans des romans graphiques très réalistes, et lui-même inventeur de la BD reportage, voire d’investigation, à caractère engagé (voir à ce titre l’excellente Revue dessinée, qui sort son numéro 3 ce printemps…)
De l’Afrique à la France
On appréciera ensuite des œuvres plus légères et néanmoins caustiques, parfois autobiographiques comme celle gabonais Patrick Essono (« Le Monde de Pahé »), auteur de dessins animés (74 épisodes de 7 minutes) racontant son enfance en France, et la découverte de plein de sensations nouvelles (voir sa vision de la neige comme « pluie de coton », ou sa fendarde participation à des clashes de vannes salaces entre mômes et sous applaudimètre, ou encore sa découverte comparative entre Ed et Prisu). La France fait clairement une place de choix à ces auteurs, comme Marguerite Abouet (et son long métrage animé sorti en 2013, « Aya de Yopougon », du nom d’un quartier populaire d’Abidjan).
L’immigration vécue et l’immigration racontée
Mais l’expo se permet aussi une approche thématique qui montre comment la situation de l’immigré a pu être travaillée par les grands maîtres du genre : Möebius (alias Jean Giraud), auteur de l’incroyable BD courte « Cauchemar blanc », d'après un fait divers tragique dans les années 70 (paru chez les incontournables Humanos, et qui a donné le premier court-métrage du jeune Mathieu Kassowitz, avec Yvan Attal et Jean-Pierre Darroussin). Regard est du coup aussi porté sur le western, non pas vu façon Hollywood, mais comme une histoire d’immigrés à la recherche de la terre promise, ou de l’eldorado, finalement plus proche de la réalité : le western est bien ici « le parcours initiatique d’un immigré de l’intérieur vers une nouvelle frontière toujours repoussée ».
Zoom sur Boudjellal
Un zoom heureux est aussi porté sur Farid Boudjellal, compagnon de route des marcheurs de 1983 : passionné par les « illustrés » des années 50 (comme l’improbable comics italien traduit en français « Blek le roc », aventures d'un trappeur américain d’origine bretonne, narrées en 650 numéros !). Un dessinateur un peu tombé dans l’oubli, mais qui connut alors son heure de gloire après la Marche (« J’ai alors découvert que j’étais beur », dira-t-il !), et réalisa les incontournables « Famille Slimani » ou encore « Jambon-beur » (sur les couples mixtes), dans les non moins incontournables Charlie mensuel ou Circus, revues de BD des années 70 - 80.*
On regrettera cependant l’absence du drolatique Riad Sattouf, ou d’albums comme « Total souk pour Nic Oumouk » (de Manu Larcenet) ; et la très (trop) grande place accordée aux auteurs travaillant sur les clandestins contemporains, sujet certes politiquement pertinent, mais en l’occurrence graphiquement bien moins riche...
*On appréciera d’ailleurs au passage cette coupure de presse de Libé datant du 03 décembre 1983, date d’arrivée de la Marche à Paris, avec son sondage express sur « la France multiraciale » réalisé auprès des grands partis politiques français, et qui accompagne une BD sur les marcheurs. Où il apparaît que seul le PCF ne répond pas (!), contrairement au PSU, au Centre des démocrates sociaux, à Lutte Ouvrière, à la LCR, ou Parti Républicain, au Mouvement des Radicaux de Gauche, au FN et au RPR (qui déclare étonnement d’ailleurs, par l’entremise de Bernard Pons : « la France est déjà multiraciale… elle a su intégrer au cours de son histoire des composantes raciales hétérogènes »).