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« La cité du mâle » : une caricature de plus

Ca y est, le doc est diffusé. Après une déprogrammation due à la rétractation de la « fixeuse » qui n’a pas assumé le montage final et une polémique médiatique bien remarquée , le 52 minutes « La cité du mâle » a été diffusé sur Arte. Inséré dans un « Théma » aux côtés du film « Quand le rap dérape » sur le sexisme dans le rap américain et d’un débat clairement axé sur la misogynie des populations musulmanes en France et en Allemagne, il a contribué à salir un peu plus l’image des quartiers. En cette année dédiée aux violences faites aux femmes un « Thema » intitulé « Femmes : pourquoi tant de haine ? » paraît justifié. Mais le fait qu’il se penche uniquement sur une minorité d’habitants d’une cité de banlieue blessée par un sordide fait divers, sur le rap et sur l’islam, a de quoi interroger sur les intentions des producteurs et réalisateurs.
Une approche «pas très franche» du quartier
Khoukha Zeghdoudi est coordinatrice du Centre social Balzac, aux pieds de la cité du même nom, à Vitry-sur-Seine, à deux pas de la plaque commémorative dédiée à Sohane Benziane brulée vive en 2002. Un événement qui a déterminé le choix du quartier par la sociéte Docs en Stock. L’animatrice ne sera au courant du tournage qu’après que la polémique ait éclaté : «Apparemment, ils ont tourné au mois de juin. On ne les a jamais vu alors que c’est une période où on est tout le temps à l’extérieur (…) ils auraient pu se présenter. Quand par exemple l’émission Teum Teum a eu lieu à Balzac, ils nous ont appelé car on peut facilement les mettre en relation avec des gens du quartier ». Même son de cloche du côté de la mairie : « Le reportage est passé inaperçu, explique Jean-Pierre Moineau, adjoint au maire. On ne l’a appris que quand Arte a annoncé qu’ils le déprogrammaient. Au moment de la démolition de l’immeuble DEF, ils ont été accrédités comme tous les journalistes, il n’était pas question d’autre chose ».
L’approche furtive du quartier a visiblement induit des erreurs dans le reportage : « Ils parlent de la démolition de la tour GHI où Sohane est décédée mais ils se trompent : c’est la tour DEF qui a été démolie » précise Khoukha, pour qui les approximations ne s’arrêtent pas là : « Certaines images dans les halls n’ont pas été tournées au quartier Balzac (…) Okito, qui est présenté comme un chef de bande est loin de l’être. Il dit qu’il a saigné sa sœur alors qu’il l’aurait juste giflée. » Des inexactitudes qui aurait certainement pu être évitées si les journalistes avaient pris contact avec l’animatrice. Pour elle la renommée d’Arte aurait abaissé les défenses de certains habitants du quartier habituellement méfiants vis-à-vis des médias : « Les gens on pu se dire c’est Arte, c’est du documentaire. Ce n’est pas TF1 ou M6. »
Des interviewés sélectionnés et conditionnés
L’élu comme l’animatrice sont perplexes quant à la manière dont les jeunes ont été selectionnés et interviewés : « J’ai du mal à cerner le sens, avoue Jean-Pierre Moineau. J’ai le sentiment que c’est bidonné (…) Nous, ça nous met en colère parce qu’on connait les gens et on est à mille lieux du réel. C’est un discours qui se préoccupe peu des gens. (…) Puis il y a ce blondinet converti à l’islam qui pense que les femmes sont soit des putes soit des vierges. Apparemment il a dit qu’il a dit ça parce que les journalistes l’ont pris à part avec la volonté de faire passer une image précise (…) Ils sont encouragés à être la caricature de ce qu’ils sont. Evidemment qu’il y a du machisme. Mais il y a aussi des jeunes hommes et des jeunes femmes qui sont dans des rapports pacifiques et amicaux (…) Des violences faîtes aux femmes il y en a aussi dans les salons feutrés de la bourgeoisie. » Khoukha abonde dans le même sens : « Il faut parler de ces problématiques. En ce moment par exemple les filles se battent entre elles comme des chiffonnières. Elles veulent attirer l’attention en imitant les mecs. Mais ce qui compte c’’est comment on en parle (…) Certains jeunes ont été interviewés pendant plus de 4 heures pour qu’ils puissent avoir les phrases qu’ils ont gardé (…) Un jeune qu’on connait a été interviewé sur l’influence du rap américain sur l’image de la femme. Ses propos n’ont pas été gardés. Dès que les propos étaient plus nuancés, ils ont été squeezés (…) Ils auraient du garder ceux qui ne sont pas aussi machos, prendre un peu des deux (…) Ils ont interrogé des mineurs qui roulent des mécaniques (…)Le machisme, on le voit aussi au gouvernement. C’est trop facile de pointer du doigt les quartiers populaires. Moi je travaille sur ces quartiers, j’ai une autre opinion. Le français moyen qui voit ce reportage, après il vote FN. C’est une vraie caricature. Le black, le beur, le français converti à l’islam.... »
La caricature, un style que le producteur Daniel Leconte, directeur de Doc en Stock et présentateur du « Théma » semble apprécier. C’est d’ailleurs l’objet de son film « C’est dur d’être aimé par des cons », où il prend la défense de son ami Philippe Val, alors directeur de Charlie Hebdo, dans la polémique suscitée par la publication des caricatures de Mahomet parues dans la presse d’extrême droite danoise. Son credo : la liberté d’expression et le devoir de vérité, surtout quand il s’agit d’accabler la population musulmane très représentée dans certains quartiers populaires. « On pourrait entendre le producteur qui dit qu’il assume, estime Jean-Pierre Moineau. Qu’il assume aussi le fait qu’il insulte les gens des quartiers populaires. » Une insulte qui n’a pas manqué d’avoir des effets. Trois jeunes proches des habitants de Vitry-sur-Seine interviewés se sont retrouvés en garde à vue après s’être rendus au siège de Doc en Stock ce week-end pour « demander des comptes » à la chaîne suite à la diffusion reportage.
Les clichés, un passage obligé pour filmer les quartiers ?
« Les médias ne viennent que quand ça ne va pas, proteste Khoukha. Ils ne viennent pas quand on fait un atelier sur les discriminations ou un atelier sur les violences avec des femmes qui ont osé s’exprimer sur scène. Ils faut aussi montrer les bons côtés des quartiers.»
Venir à Balzac pour suivre le quotidien des habitants, le réalisateur Daniel Kupferstein l’a fait en s’immergeant dans la cité pendant plus de deux ans. Il en a tiré le film « Dans le regard de l’autre ». Pourtant au départ, en tant qu’ancien habitant de Vitry il a été contacté pour suivre le procès de l’affaire Sohane. Très vite il ressent un malaise dans le regard des journalistes couvrant l’événement : « Je ne me voyais pas dans la généralisation et la stigmatisation des banlieues. Peut-être parce que j’ai vécu à Vitry (…) Quand il y a un meurtre à Paris on ne va pas taxer tout le monde de meurtrier (…) J’ai changé d’orientation pour parler du regard des habitants vis-à-vis des gens qui les regardent (…) Le film a été projeté sur grand écran en plein milieu de la cité. Quand le meurtre de Sohane a été abordé, il ya eu un grand silence, une intensité. Je faisais réagir les jeunes à des phrases écrites sur eux dans la presse, comme celle du Point qui parlait du meurtrier « un brin soumis au déterminisme de la cité » Des propos qui sont fascistes à mes yeux (…) On m’a reproché de ne pas mettre un certain type de jeunes dans mon film. Pour moi il s’agit de gens en souffrance et leurs propos n’auraient rien apporté. Il s’agit peut-être d’une cinquantaine de jeunes au maximum. Moi je préfère parler des 4950 autres habitants de la cité. Il faudrait plutôt montrer en quoi ils sont en souffrance plutôt que de faire comme si ils représentaient la cité. (…) Quand on a une vision dans la tête on peut toujours trouver des personnes qui vont correspondre (…) Si demain je veux faire un reportage sur le machisme sur les champs Elysées je vais surement trouver des personnes à interviewer (…) Ce qui me choque c’est qu’on s’en prend encore une fois aux pauvres ».
Le film de Daniel Kupferstein, refusé par Arte, a été diffusé en version courte sur France Ô. Le réalisateur qui jusque là continuait de suivre les habitants de Balzac pendant le processus de rénovation urbaine qui touche le quartier, espère pouvoir continuer avec la même sérénité. « Ce qui me met en colère c’est que des boîtes comme celle de Daniel Leconte salissent notre image en tant que documentaristes. Ca pourrait m’emmerder pour filmer à Balzac si on m’assimile à ces gens »
Yannis Tsikalakis