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Le documentaire est-il un sport de sociologue ?

En pleine polémique sur le film La Cité du mâle, bourré de clichés sur la banlieue, Arte se « rachetait » début décembre avec « la tentation de l’émeute ». Parmi les raisons possibles du succès d’estime de ce documentaire à la qualité remarquée, la participation en tant que coauteur de Marwan Mohammed, sociologue et familier des Hautes-Noues, quartier populaire de Villiers-sur-Marne (Val de Marne). Entretien avec l’intéressé.
YT: Comment est venue l’idée de vous faire participer à La tentation de l’émeute ? A qui appartient l’initiative ?
MM: Le coauteur Samuel Luret m’a contacté -ainsi que plusieurs chercheurs- pendant la préparation du film. Au-delà du savoir sociologique, j’ai été assez loin dans la discussion avec lui. Il a été intéressé. Il m’a demandé de me suivre dans mon travail de terrain, ce que j’ai d’abord refusé. Il n’y a rien de mieux pour flinguer un travail de terrain que de débarquer avec une équipe qui tourne. Je n’avais pas trop confiance vu ce qui était généralement produit sur les quartiers populaires. Puis c’est parti sous forme de boutade : je lui ai dis que la seule manière envisageable de collaborer serait que je sois derrière tout le processus du film. Samuel Luret est plutôt du style « expérimentation et prise d’initiative » : Il m’a relancé en me disant que ce n’était finalement pas une mauvaise idée que je coécrive le film. Après plusieurs rencontres, j’ai fini par m’investir totalement. Je n’ai pas été jusqu’à la réalisation, mais j’ai été présent à différentes étapes du travail autour du film.
Qu’est-ce qu’apporte le regard de sociologue à un documentaire ?
L’apport de l’approche sociologique se ressent quand on voit le déroulement des thématiques dans le film. La manière de problématiser et de hiérarchiser est présente. On a adopté l’approche compréhensive, avec le fait de prendre la parole des gens au sérieux, de prendre le temps de les mettre en confiance. Puis l’équipe a adhéré à cette vision. Je pense que ça aurait été différent avec une équipe de purs et durs de TF1 à la Jean-Pierre Pernaud... sans vouloir faire de raccourcis. L’équipe a fait confiance et le cadre a été posé dès l’écriture.
Comment passe-t-on de l’approche sociologique qui aborde les choses dans leur complexité au format télé ?
On est frustré ! On fait le deuil de la complexité. On essaye de la garder un minimum, mais ce n’est pas la même chose. Il y a des points communs dans la démarche comme la mise en confiance, mais surtout des différences comme le temps, le contenu, l’impact de l’image…
Etes-vous intervenu dans les choix de réalisation comme celui de filmer les entretiens en plan serré sur un fond neutre ?
Non ça c’était un coup de maître du réalisateur [Benoît Grimont NDR] qui a fait ce choix. Ca a très bien marché. C’est l’intérêt de s’associer à des gens qui font un travail de qualité.
Le fait d’avoir vécu et travaillé sur place est-il un avantage ou un inconvénient ? Cela n’a-t-il pas porté atteinte à la neutralité axiologique comme on dit en sociologie ? Connaissiez-vous personnellement les jeunes interrogés ?
La neutralité axiologique est un mythe nécessaire. Je connaissais tous ces jeunes. Il y en a même qui ont annoncé qu’ils participaient pour moi. J’avais déjà fait des entretiens avec plusieurs d’entre eux. Je suis certains depuis 15 ans. C’est un énorme avantage. On a gagné un an et demi dans le travail de mise en confiance. Je pense qu’en dehors de ça la plupart n’auraient pas accepté d’être interviewés.
Qu’est-ce que ça vous fait que le film soit diffusé quelques semaines après « La cité du mâle » qui a été tant critiqué ? Que penser des choix éditoriaux d’Arte ?
Tant mieux pour Arte si le film a eu un certain succès d’estime. Je pense qu’ils ont vraiment merdé avec « La Cité du mâle ». Avec le procès en cours et toute la polémique ils doivent être bien embêtés. Ce film adoptait une lecture tellement orientée… C’est aussi ça la diversité des acteurs, des boîtes de production dans la programmation d’une chaîne. On n’obtient pas les mêmes choses. Je pense que ça tient un peu lieu pour eux d’une « opération réhabilitation ». Mais qui est due au hasard. Nous on s’est mis d’accord avec Arte quand le montage de La cité de mâle n’était pas encore terminé. De toute façon il y a un effet d’amnésie : dans quelques temps les deux films seront un peu oubliés. En ce moment tout le monde parle du film de Canal+ sur le grand banditisme et les banlieues…
Propos recueillis par Yannis Tsikalakis