
Comment Libération a perdu son âme, et pourquoi les médias des quartiers en ont une

Le 28 février, dans Le Monde, Nordine Nabili, directeur du Bondy blog, l’un des médias populaires les plus innovants, né des émeutes de 2005 comme Mai 68 avait accouché de Libération, chargeait la rédaction de cet organe de la gauche la plus hollando-ramollie au son du clairon. Dans les banlieues, beaucoup de médias se reconnaissent dans cette querelle entre anciens et modernes.
D’autant que Nordine Nabili fait une offre aussi frontale qu’osée : « Contrairement aux rédactions parisiennes, le Bondy blog embrasse avec enthousiasme le projet que refusent les journalistes de Libération ! » Il poursuit même par un vibrant : « Pensez au plaisir de faire de ce quartier [de Bondy] the place to be, loin des salons des quartiers chics saturés de certitudes, pour gommes les frontières et les idées reçues (…) Il nous paraît évident que le journalisme doit aujourd’hui franchir le périphérique, se mélanger à la diversité ambiante (…) et découvrir de nouveaux horizons, loin des beaux quartiers muséifiés, loin du boboland, loin des privilèges acquis. Aussi lançons-nous un appel aux actionnaires de Libération de faire un pas de côté, d’oser accompagner le déplacement du centre de gravité de la capitale vers la périphérie. » !
Un pas de côté en banlieue pour la presse parisienne ?
« Un pas de côté ! » La formule fait mouche : c’est le slogan du film de Gébé, Doillon, Resnais et Rouch, « L’an 01 », pièce maîtresse de la culture post soixante-huitarde ! Un comble que le responsable d’un jeune « pure-player » de banlieue fasse la leçon aux héritiers naturels du « joli mois de mai », avec leurs propres mots, pour les leur jeter au visage en signe de défi ! Tout un symbole, que soutient pleinement le réseau des médias de banlieue Presse & Cité (si ce n’était la triste impression de tirer sur une ambulance, tant la rédaction de Libération semble un bateau ivre ballotté par les vents contraires). Et quel désarroi que de lire la pathétique fin de non-recevoir de certains journalistes de Libération à ce défi, à peine une semaine plus tard, arguant (en prenant l’exemple totalement paradoxal d’un confrère travaillant pour un quotidien implanté en banlieue, justement nettement plus populaire et plus lu, Le Parisien) : « Le métro le plus proche est à dix bonnes minutes de marche. Quand on va à un déjeuner dans un ministère, il nous faut entre trois quarts d’heure et une heure pour revenir… » Voilà l’argument qui nous est servi ! Ne pas trop rater les déjeuners dans les ministères !
De la gauche contestataire aux déjeuners avec les ministres
Terrible misère du journalisme de gauche au XXIème siècle ! Et dire que Libération est né dans les soubresauts de la contestation du pouvoir ! Ce journalisme de collusion n’est-il pas justement l’une des principales raisons de sa défaite idéologique et commerciale !? A l’heure où la France entière se défie de la classe politique et de ses élites, où de sinistres « manifs pour tous », où des Dieudonné et Alain Soral de toute sorte, polluent la toile de leur populisme numérique, il serait temps que certains journalistes prennent conscience de ce que les Français reprochent à un certain mandarinat, et qui fait qu’aujourd’hui, à peine plus de 30 000 lecteurs vont à leur kiosque pour acheter Libé ! Qu’est-il arrivé au journal de Denis Robert, Dominique Simonnot, Jacky Durand ou de Tonino Serafini, dont les articles ont été, pour beaucoup d’entre nous, des déclencheurs ? Comment soutenir une rédaction dont les arguments se confondent avec le sauvetage d’un tel microcosme, à l’heure de l’Internet mondialisé ? Le jour approche où le chaos médiatique ambiant risque de ressembler à un K.O debout, dans lequel l’Internet gratuit agirait comme un uppercut fatal.
De nouveaux médias nés d'une révolte, comme Libé
Heureusement, après ces « clairs-obscurs où naissent les monstres », l’aube finira un jour par accoucher d’une nouvelle génération de médias nés d’un irrépressible besoin, d’une urgence culturelle et sociale ; tout comme Libération est né d’une révolte. Ces jeunes médias émergents sont encore embryonnaires. Ils sont issus des banlieues, de leurs colères et leurs cultures urbaines qui sont l’ADN de la civilisation urbaine contemporaine. Ils cherchent encore les visionnaires audacieux qui finiront par comprendre que c’est eux qui sont la réponse au mortifère conservatisme médiatique ambiant. Ces nouveaux médias forment et insèrent des jeunes journalistes, souvent issus des quartiers et des minorités. Ils donnent la parole à un peuple qui ne l’a guère. Ils créent du lien dans les quartiers là où les médias traditionnels, par leurs clichés et leur incompréhension du nouveau monde qui vient, creusent les fossés entre les Français. Les jeunes médias de proximité incitent à l’engagement local. Ils portent des idées et des cultures nouvelles. Ils ont fait parler bien des stars issues de cet environnement, bien avant qu’elles ne passent dans les radars de la presse traditionnelle. Ils inventent un style d’écriture, une manière de raconter, de filmer, de récolter, de produire et de diffuser l’information. Et enfin, ils tentent de nouveaux modèles de développement et de nouvelles manières de chercher un public qui s’esquive.
En un mot, et parce qu’ils ont faim, ces médias créent, innovent ; ils ont l’énergie de leur jeunesse et de leur rage. Baromètres sociaux des quartiers, ils indiquent que la température du volcan français s’approche de la fusion. Ils sont l’âme perdue de Libération : ils portent la parole d’une jeunesse qui bout. Qui est prêt à les entendre dorénavant ?
Akli Alliouat, directeur de Kaïna TV (Montpellier) ; Anne Bocandé, rédactrice en chef d’Africulture / Afriscope ; Moïse Gomis, fondateur et ex-directeur de radio HDR (Rouen) ; Farid Mebarki, président de Presse & Cité ; Ahmed Nadjar, directeur de Med’in Marseille ; Erwan Ruty, directeur de Ressources Urbaines
Cet article a été publié le 17 mars 2014 sur le Huffington post
Podcast de l'émission du mardi 25 mars 2014, Du grain à moudre (France Culture), à laquelle était invité Erwan Ruty suite à cette controverse.