
Projecteur : en Essonne, on a tout essayé, même la presse avec Dassault

Yaya Sibi, jeune garçon surmotivé de Grigny, a été happé par la nébuleuse des médias de quartiers. Le bitume de Fleury, Corbeil, Viry, Ris et de la grande couronne sud n’a plus de secret pour lui. Un beau matin, une bonne fée à bord d’un Rafal se penche sur le berceau de l’équipe et prodigue quelques bienfaits pour doper le dernier-né, « Projecteur » : Serge Dassault. Patatra ? Pas tant que ça…
L’inénarrable parrain de Corbeil sentait alors déjà le souffre, et si maintenant il sent le cramoisi, Yaya reste tolérant envers lui. Leur histoire aurait pu être un conte de fée. Ou même un cauchemar, au vu de l’actualité judiciaire chargée qui fait planer un parfum de pègre calabraise dans l’entourage de Dassault. Ce ne sera ni l’un ni l’autre. Mais au fait, Yaya, combien d’années au compteur dans la presse ? Zéro ! Quelle école de journalisme ? L’école de la rue ! Qu’à cela ne tienne ! Une seule technique : apprendre en faisant. Il a fait. Beaucoup. Appris ? Sans doute autant. A perdu un bras, puis deux, et sans doute aussi quelques illusions au passage. Certains, à entendre son récit, se diront, le regardant de haut : « V’la les pieds nickelés ! » Mais non. C’est ça, la presse dans les quartiers : on va pas attendre que l’argent vienne vous trouver dans la cité, obligé, ‘faut le « ché-chèr » avec les dents, par tous les moyens nécessaires, avec la faim qui vous tenaille le ventre. C’est tumultueux, peut-être, c’est rocambolesque, sûrement, mais c’est ça ou c’est rien. Alors c’est ça, et c’est mieux que rien. C’est dit : Yaya ne rouillera pas aux pieds des tours.
On a croisé Yaya une première fois au détour d’une formation à P&C, puis vite fait dans un local « à la GB » (Grande-Borne, Grigny, 91) où Omar Dawson complote sur des projets hollywoodiens tous plus hénaurmes les uns que les autres ; et puis enfin aux Halles, il y a déjà quelque temps, pour qu’il nous narre par le menu ses dernières aventures avec le papy maire et avionneur de l’Essonne. D’autant que Yaya était alors à fois à la tête de la dernière version du Projecteur (n°13), un mag qui a connu plusieurs vies ; mais aussi d’une maison d’édition, La Fédération Médias Citoyens… une fédé sise dans la très peu terterre rue de Turenne, à Paris (dans le Marais, donc). Visiblement, la théorie libérale du ruissellement connaît en l’espèce une concrétisation : faire beaucoup d’argent en vendant des avions à l’Etat permet de faire vivre des projets subalternes (c’est-à-dire pas seulement le Figaro) : Projecteur en témoigne. Internet, Dassault, la presse des quartiers… Attention ! Interview à bâtons rompus et réponses souvent contre - intuitives.
La presse, une dinguerie
« Le Secteur » ? « J’étais là dès le numéro 1, avec Vincent [son ex-collègue Vincent « Vinz » Vieu, à l’époque de l’éphémère publication « Le secteur », ndlr], en 2008 quand j’étais dans l’association « Grigny jeune espoir » ; ça m’a coûté un bras ! Le constat, c’était que les associations ne valorisaient pas assez leurs initiatives, et que concrètement, elles n’existaient pas, sauf au niveau local. D’où le titre « Projecteur » : il fallait donner un coup de projecteur pour valoriser ces initiatives. Grigny, Viry, Corbeil… on était à une station, mais on ne se connaissait pas, sauf pour les bagarres et la prison ! On ne voulait pas avoir trop d’identité « quartiers » : on ne voulait pas parler de rap tout le temps. La politique de la ville ne doit pas s’accaparer les thèmes les thèmes qu’on traite : l’emploi etc. On a donc fait ça pour sortir les bonnes pratiques sans se laisser enfermer dans la logique de territoire. Les acteurs associatifs du coup pouvaient mieux se connaître, voir que leurs difficultés étaient les mêmes (emploi, renouvellement de contrat…). Tout ça coûte des sous : on s’est retrouvés face aux réalités de la presse. On a même essayé de faire des Projecteurs sur différentes villes ! Ca nous a coûté 2 bras ! C’était une dinguerie ! »
Papy Dassault les bons conseils
« Vincent était plutôt cultures urbaines, moi initiatives, entrepreneurs… On a été travailler jusque dans le 92 à Bagneux, à Sceaux, à Fresnes avec Almamy [Kanouté, un des leaders des listes citoyennes Emergence notamment aux municipales et régionales de 2008 et 2010, ndlr]. En 2010, on était tous fatigués. On s’est aperçu que le Projecteur était le dernier de leurs problèmes… En 2011, on nous présente Dassault. Il nous fait : « Ca me rappelle ce que faisait mon père ! » [Le vieux gredin ! ndlr] Il nous donnait des conseils, y compris par rapport à des procès ! Mais il ne nous a pas donné des millions comme au Figaro, mais il a essayé de nous faire bénéficier du réseau du Figaro. C’était trop pour nous : il fallait tirer 200 000 exemplaires, pas 5000 ! Et on ne voulait pas de pubs Dassault [Mais il y a quand même des annonceurs improbables qui ne sont pas tombés du ciel comme Nissan ou Easy loc et Urban Peace 3, dans le numéro 13… ndlr]. Il nous a aidé par de la mise en relations, pour la diffusion avec les Fnac, sur les questions administratives, la vente par correspondance sur site plutôt que la vente en kiosque… La fondation Dassault nous a bien aidés. A chaque fois, on compte sur la politique de la ville pour financer ça, et puis ça s’arrête finalement. Dassault, lui, nous a aidé à travailler sur les abonnements avec les villes. Vinz nous a dit « Ouais, mais Dassault, le Congo, tout ça », il nous a sorti plein de trucs, alors on lui a dit : « l’Etat français aussi il a des problèmes ». Nous, on n’est ni de droite, ni de gauche, on est indépendants. Juste un journal qui a une préférence pour les quartiers, mais même pas un « journal des quartiers ». On n’oublie pas d’où on vient. »
Internet ? Non ! Vive le papier !
« Nous on préfère le papier au web : tu peux mieux développer tes articles. Sur le web, c’est trop rapide, les gens ne font pas attention, il y a des fautes d’orthographe en pagaille comme sur 20 minutes, c’est court… c’est la génération du Tweet… Sur Internet, c’est moins d’une minute par page, les gens ne se donnent pas le temps. Avec le papier, on se pose. Et le papier, finalement, ça tourne bien. On a vu qu’on avait un public qui parfois ne regardait que les photos, alors on a fait des articles en Français facile. Avec les services jeunesse, notre journal a bien marché. On donne de la lecture aux services Jeunesse qui sont contents parce que les jeunes se mettent à lire avec notre journal. Du coup : 1000 abonnés. »
Les vicissitudes du quotidien de la presse alternative
« On fait des breaks tous les cinq ans. Et 5 numéros par an, en gros. Pendant deux ans, on n’a plus eu de financements avec la Préfecture. Pourtant, on a quand même 60% de fonds propres : on préfère prendre des sous sur les livres qu’on édite, ça, c’est du cash direct… On voulait sortir un bouquin par mois, mais on avait omis le travail de commercialisation ! Ca sera plutôt un par trimestre… On a fait par exemple un livre sur la parentalité, le regard croisé de pères sur leurs enfants, de Bretagne ou issus de l’immigration et qui ont les mêmes problèmes ; un autre sur deux jeunes qui ont fait de hautes études sans dépenser un euro, et donnent les clefs pour faire pareil. On pourra mettre le journal en support de réunions publiques. On a même fait les livraisons en voiture, mais c’était moins rentable que la Poste finalement… On a plusieurs stagiaires, journalistes, mais pas de permanant rémunéré (sauf à un moment avec les services civiques). On aide ces jeunes à se lancer pendant neuf mois, à se faire des réseaux. »
Quel avenir ? En vrac : « La distribution par des groupes de danse au Châtelet, des numéros spéciaux de temps à autre avec un concert, la distribution avec des associations étudiantes… » Mais les campagnes promo, c’est compliqué : « la régie de Radio-France, même avec un prix association, c’est 7 secondes possibles pour nous. On préfère faire des cafés littéraires. Même le Salon de Livre, c’est 70 000 euros… » Et Dassault, dans tout ça ? « Il voulait mettre sa tête partout dans le journal. Alors on a tout mis au pilon, et on est redevenus trimestriel ! ».