« On trace le chemin » : pour une nouvelle économie en Guadeloupe

Le 17-09-2013
Par Erwan Ruty

Drôle d’endroit pour cette avant-première ? C’était en tous cas le 22 juin dernier, dans une zone aux marges de Saint-Denis (entre le quartier Delaunay et les voies de la SNCF), à Andines, acteur historique du commerce équitable, qu’Agnès Denis présentait son dernier documentaire contre l’économie dominante, et sur la Guadeloupe : « On trace le chemin ». Un nouveau chemin économique, de traverse.


La réalisatrice n’en était pas à son coup d’essai filmique contre la grande distribution : elle avait déjà réalisé, en 2008, « Tous comptes faits », qui avait disséqué ce système aux mains de sept groupes, et les conséquences des stratégies menées par cette grande distribution sur la vie quotidienne des citoyens-consommateurs. Et dont la note d’intention disait, de manière très politique : « Quels sont ses […] rapports avec les producteurs ? Quel rôle joue-t-elle dans les choix de production et d’importation ? Quelle est sa responsabilité face aux délocalisations, à l’industrialisation de l’agriculture et à la désertification des campagnes et des centres ville ? La disparition du commerce de proximité et de l’artisanat, celle des petits exploitants au profit d’une agriculture productiviste, les fermetures d’usine et leur délocalisation, le chômage qui en découle et son coût pour la société, la désertification des campagnes, les coûts énergétiques et environnementaux, la consommation standardisée imposée à tous, autant de choix culturels qui nous échappent… » Suite à ce film, des militants guadeloupéens contactent la réalisatrice en 2009, après les grèves contre la « pwofitasyon ». 44 jours au cours desquels l’exploitation sous toutes ses formes était dénoncée, et au cours desquels les embryons d’une économie alternative, plus traditionnelle, étaient ressuscités.

"On est en train de se retrouver "

Avec « On trace le chemin », elle s’attaque donc à la version tropicale de cette dévastation, telle que le LKP guadeloupéen l’a lui-même dénoncé depuis longtemps, et aux alternatives qui en sont nées. C’est à un voyage aux confins d’une économie relocalisée et de l’esprit indépendantiste que nous convie la réalisatrice : « Il y a beaucoup de gens qui sont encore dans le modèle de l’habitation, où on fait pour eux, plus que dans le marronage. Mais on trace le chemin [sous entendu : vers l’indépendance]… », explique ainsi dans le film Joël Nankin, peintre à l’esprit rebelle. « On ne peut pas demander aux gens de revendiquer, alors qu’ils ne se sont pas encore trouvés. Avec le LKP, on est en train de se retrouver » poursuit-il. Et le film d’insister sur le fait qu’il y a un vrai mal-être, alors que tous les postes de direction appartiennent aux descendants d’esclavagistes, dans les entreprises, l’administration comme chez les propriétaires terriens…


Vers la souveraineté alimentaire ?

Et Elie Domota, leader du LKP, de reconnaître que les grèves de 2009, et notamment celle des dockers, ont complètement paralysé le système de la grande distribution, en provenance majoritairement de métropole (et pour des prix considérablement surévalués par rapport à ceux de la métropole, alors que le niveau de vie moyen y est largement inférieur, pour bon nombre de guadeloupéens). Et que du coup, les habitants se sont retournés vers la consommation locale. Et le même Domota, dans sa logique révolutionnaire, de regarder vers l’Egypte et la Tunisie, pour comparer : « Il faut préparer l’alternative politique », mais pour aussitôt reconnaître : « En 2009, nous n’étions pas prêts »… les négociations avec le gouvernement via Yves Jégo, ministre de l’Outre-Mer, ayant suivi les grèves de 2009, l’ont effectivement prouvé. « 2009, c’était une révolte. Mais il y a un pays à construire. Avec quel type d’économie ? » se demande en effet, toujours dans le film d’Agnès Denis, Nathalie Minatchy, présidente de Kap Gwadloup, qui milite pour la souveraineté alimentaire et un système d’exploitation intégré (agriculture et élevage) –à l’avenant de ce que la Confédération paysanne réclame bien souvent. « Il nous faut aller vers la souveraineté alimentaire, au lieu d’attendre l’avion cargo ou le bateau », tranche Elie Domota.


Un nouvel esprit de solidarité ?

Reste que ce regain de volonté autonomiste a pourtant des racines plus anciennes, selon la réalisatrice : « Ce que j’évoque est embryonnaire, mais fait parti d’une volonté générale : il fallait de retrouver un autre chemin. C’est ça qui est important. Cette volonté est liée aux nouveaux problèmes économiques que rencontre la Guadeloupe. Ici, on ne prête pas d’argent pour les entreprises, alors en Guadeloupe encore moins. D’autres circuits, non monétaires, se sont développés. Mais dès les années 50, c’était déjà très affirmé, à une époque où la société de consommation, et où la francisation était moins forte. Avoir une grappe de raisin sur la table était un rêve. Il y a une très grande méfiance, et de la jalousie, due à l’histoire. C’est pour ça que les grèves de 2009 ont une importance : il y a un nouvel esprit de solidarité ».


L’aliénation commence dans l’assiette

Mais comment développer les petits entreprises, notamment agricoles, quand les marchés sont contrôlés par des multinationales ? Domota rappelle opportunément que pendant la seconde guerre mondiale, la Guadeloupe s’est auto-alimentée, sans l’aide de la métropole, qui n’avait elle-même plus rien à manger. Et de remarquer cet incroyable paradoxe : « Nous sommes dans un pays tropical, et 80% de ce que nous consommons vient de pays tempérés ! » L’aliénation commence bien dans l’assiette. Un autre intervenant, Henry Joseph, médecin, remarque pourtant qu’il y a cent fois plus de plantes en Guadeloupe qu’en métropole, et que la canne (dont le marché s’est effondré depuis les années 70) peut aussi servir à autre chose que du sucre. Filière bois, tourisme de gîte, pêche… les atouts naturels ne manquent pas sur ce territoire.


Le modèle alternatif jeune : celui du trafic

Pourtant, si la Guadeloupe ne manque pas de dynamisme (elle serait le département où existeraient le plus d’associations, selon l’un des interlocuteurs de la réalisatrice), la réalité est loin d’être rose : on y compte 37% de chômeurs (53% chez les jeunes), et 60% des moins de 25 ans sont dans la rue… Clairement, une génération entière est en train de basculer dans une nouvelle forme d’économie alternative : l’économie parallèle, du fait notamment de l’explosion du trafic de drogue entre Amériques et Europe, parallèlement à celle du chômage. L’un des spectateurs de cette avant-première de préciser : « La jeunesse se tourne de plus en plus vers les trafics, avec la proximité des Antilles hollandaise et espagnole, et en raison du commerce avec la métropole. Une partie de la coke de Saint-Denis vient de là. Et des bandes comme les Chiens la ri, entre musique et trafics, sont dans ce modèle. »

C’est que le pays « ne produit plus rien », comme le précise crûment un intervenant. Il ne s’agit que d’une économie de transfert, un « marché pour la France ». Créant ainsi une dépendance nocive. Qui n’est pas un phénomène nouveau, puisque l’économie de plantation et de la canne à sucre était par définition elle-même exclusivement tournée vers la France…



Entretien avec Michel Besson, directeur de la Coopérative Andines : « Le sucre, c’est une culture coloniale » !

P&C : Comment se fait-il qu’une coopérative comme Andines, ait diffusé ce film sur la Guadeloupe ?

MB : Dès que le premier film d’Agnès Denis sur la grande distribution, « Tous comptes faits » est sorti, on s’est sentis en accord avec elle : on travaillait depuis longtemps avec certaines personnes qu’elle avait interviewé, comme Christian Jacquiau [auteur subversif de « Les coulisses de la grande distribution », en 2000, puis de « Les coulisses du commerce équitable », en 2006]. Ca allait dans le sens des raisons qui font qu’on refuse de travailler avec la grande distribution. Les débats sur la bio, les labels, les cinq centrales d’achat qui font la loi, le marketing et les messages trompeurs, y compris autour du commerce équitable, ont pris de l’ampleur depuis quelques années : les gens sont de plus en plus mal à l’aise dans cette société-là. Par ailleurs, notre coopérative* avait pris contact avec Nathalie Minatchy, qui intervient dans le film, lors de mon séjour en Guadeloupe il y a quelques mois. On a enfin sorti un livre écrit par quinze militants guadeloupéens, qui s’intitule : « Seule la diversité cultivée peut nourrir le monde ».

P&C : Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce film ?

MB : Ce qui nous intéresse, c’est qu’il s’agit d’un film prospectif, sur ce qu’il s’est passé après les grèves de 2009, mais aussi la manière dont les luttes ont continué ; mais il faut bien dire que s’il y a un endroit où la grande distribution a un pouvoir, encore plus qu’ailleurs, c’est en Guadeloupe : 90% des produits vendus y passeraient par elle. Il n’y a presque plus de petits producteurs, ni distributeurs là-bas. C’est lié à une histoire, comme le montre le film. Il y a une dépendance avec la métropole. Tout est importé de France : vêtements, matériaux pour l’habitat… Il n’y a même plus de coopérative autonome de production de canne à sucre, avec son propre moulin. Tout cela a disparu : il n’y a plus que deux ou trois producteurs dépendants des usines, propriétés d’anciens propriétaires colons… Les guadeloupéens m’ont expliqué pourquoi « le sucre, c’est une culture coloniale » ! Du coup, on s’est tourné, pour commercialiser du sucre, vers une coopérative équatorienne ! On a apporté cette expérience, et c’est en cours de réflexion pour la création d’une éventuelle nouvelle filière… Mais sur d’autres productions, comme les petits producteurs de fruits et légumes qui font de la vente directe, il existe des choses. De même, il y a une expérience passionnante : celle des Groupes fonciers agricoles, sur 10 000 ha, et pour 700 paysans, en propriété collective : les paysans sont seulement fermiers, ils ont des baux de 99 ans à cultiver, et ils habitent dans des « lots d’habitation » qui leur sont loués, construits dans des villages à côté des terres, pour lutter contre l’urbanisation…

P&C : Que peut faire une coopérative comme Andines, ou l’association Minga qui lui est liée, sur ces questions ?


MB : D’abord, comprendre et échanger. En particulier sur l’analyse des filières : on décortique les marges, les intermédiaires, qui ne sont pas tous des parasites inutiles, la valeur-ajoutée, la plus-value... On a créé une méthode d’analyse de ces filières (sur www.analysedesfilieres.net), et on organise des rencontres pour échanger sur l’amélioration des pratiques. Par exemple, pour nous, le commerce « Nord-Sud » ne devrait pas être l’essentiel du commerce équitable, terme que nous avons par ailleurs abandonné (alors que c’est nous qui l’avons créé en 1989). Nous parlons plutôt « d’économie équitable », dans une logique globale [où la démocratie, « la solidarité, l’entraide et une relation apaisée à l’environnement sont aussi importantes », comme le stipule le site, ndlr]. Il ne s’agit pas que d’échanger pour aider les pauvres producteurs du Sud, mais de défendre une économie plus juste. La Confédération paysanne ou Via Campesina [premier syndicat mondial des petits producteurs paysans, ndlr] sont d’accord avec cette logique maintenant.

 * qui regroupe une cinquantaine d’entreprises dont seulement 15 importateurs

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