
Tour de France d’AC Lefeu : « Nos propositions sont applicables partout »

AC Lefeu, association citoyenne et de solidarité née dans la foulée des émeutes de 2005, organise entre le 16 et le 27 mars son 3ème tour de France pour la citoyenneté (et sans dopage, lui). Avec, sous le bras, une pétition autour de 23 propositions faîtes aux candidats à la Présidentielle. On était avec eux dans le bus qui reliait Clichy-sous-bois à Lille, première étape de leur parcours.
7 h 30 : Clichy s’éveille
Devant la gare du Raincy, desserte RER la plus proche de Clichy-Montefermeil, deux respectables dames peinent à tracter pour Jean-Luc Mélenchon : « Ca devrait être notre public », assurent, un peu dépitées, les deux militantes, en montrant la foule qui descend des bus bondés venant de Clichy. Une foule jeune et métissée, issue de ces banlieues qui se lèvent tôt pour se rendre à la capitale. Une foule qui se presse pour aller travailler à Paris en esquivant l’invitation du Front de Gauche à « prendre la Bastille », car on va à Paris pour travailler, pour sortir ou pour faire les courses, rarement pour militer.
Conscience civique pointue
Dans le mini-bus floqué aux couleurs d’AC Lefeu qui s’élance vers Lille, Nawufal, 22 ans, étudiant en sciences Politiques à Paris 8, habitant de Clichy comme la plupart des membres de l’association, a tout du profil du futur militant associatif : conscience civique pointue et envie de s’engager sur les routes de France pour une noble cause. Alors qu’il assure très mal connaître le pays, il en est quand même persuadé, « il y a des français de toutes parts qui ont les mêmes problèmes que nous. Nos propositions sont applicables partout. » Ce qu’il attend de ce tour de France ? « Rencontrer des gens concernés par la politique, prêts à se battre pour ne plus se faire exploiter. On veut une justice sociale. En matière de logement, de santé, d’éducation… »
Footballeurs et astronautes
L’éducation, c’est prioritaire, Nawufel en sait quelque chose : il reconnaît devoir beaucoup à la classe expérimentale du lycée Alfred Nobel de Clichy, qui a éveillé sa conscience : « Il nous faudrait aussi une bibliothèque. On est l’une des villes les plus jeunes de France ! [près de 39% des 30 000 habitants de Clichy ont moins de 20 ans, contre 24% en moyenne en Ile-de-France, ndlr ] » Et de citer le rappeur marseillais Soprano, un des soutiens d’AC Lefeu* : « Pendant 20 ans on nous a construit que des terrains de foot dans les cités, résultat on n’a que des footballeurs ; si on nous construit que des bibliothèques, on n’aura que des astronautes » [in « J’étais comme eux », Soprano & Demon One : http://www.youtube.com/watch?v=FPPjYrTD7-E]. Et Nawufal de surenchérir : « Avec des sénateurs qui viennent tous du même milieu, et des footballeurs pareil, ces équipes-là deux sont mauvaises ! Il faut un mélange ! »
Euralille, 12 h 30
Après un détour rapide vers Lens, slalom entre les terrils, arrivée à Lille. Entre les deux gares, Flandres et Europe, Lille s’agite. C’est la foule des voyageurs et des employés des quartiers d’affaire qui vont se restaurer le midi dans le centre commercial. Là encore, des foules pressées ; mais les militants rabatteurs d’AC Lefeu ont faim de droits, alors ils sont redoutables. Il faut dire que c’est le 3ème tour de France pour certains, comme Mohamed, vendeur de voitures dans la vraie vie, et aussi diplômé en Economie bancaire et financière : harponner le client est une seconde nature, on le comprend. Du coup, là, contrairement aux voyageurs du Raincy qui esquivaient les militants de Mélenchon, nombreux sont les passants à s’arrêter sous le barnum posé à la va-vite à la sortie du métro.
Ce qu’on peut faire sans les partis
Une association locale, NordSide, initiée par le rappeur lillois Axiom il y a à peine plus d’un an, est le référent local. L’un de ses responsables, John, « comme John Fitzgerald Kennedy », version ch’ti au regard acéré et capuche rabattue, a fait venir deux de ses potes de la CGT, jeunes style keffieh. Nordside, implantée à Lille Sud, Wasemmes et Faubourg de Béthune, fait partie de ces associations de quartier typiques : un pied dans l’action civique, l’autre dans les cultures urbaines. « On fait des ateliers d’écriture, on réalise des clips, on fait des maraudes vers les jeunes sur la question du contrôle au faciès. Mais on fait aussi du travail en direction de l’emploi : on passe par Facebook pour diffuser des CV ou des offres d’entreprises avec lesquelles on a des accords, comme Norauto ». Nordside fait aussi de « l’éducation civique », y compris dans les collèges. « Notre approche est différente des partis. Nous, on explique ce qu’on peut faire sans les partis… » Une manière dynamique de faire de l’action de terrain, qui rencontre un écho auprès des passants, sans conteste.
Entente cordiale
John qui, lui, est « navettiste », repart d’ailleurs vers Bruxelles pour le boulot. On le retient : que pense-t-il de l’accueil fait à AC Lefeu par les lillois ? « Ici, les gens se sentent nordistes, lillois. AC Lefeu, ils ne connaissent pas. Il y a beaucoup de quartiers populaires à Lille, dans les Maisons de quartier, il y a du lien, mais dehors… la politique, ici, c’est surtout l’abstention et le vote FN. Sauf à Lille même, où il y a Aubry. Entre elle et nous les rapports sont… cordiaux. » Cordiaux mais pas trop : après quelques heures, la police municipale vient dresser un PV, « à la demande de la mairie », selon l’un des agents : les demandes d’AC Lefeu faites à la Préfecture et à la Mairie de dresser un barnum n’ont pas eu de réponse de la part des institutions. Gageons que cette intervention est un malentendu dû à un fonctionnaire zélé, et que Martine n’en a pas été informée…
La foi du charbonnier
« Avec les institutions et les partis, les rapports sont courtois. Courtois mais stratégiques », précise d’ailleurs Fatima, qui dirige l’une des deux caravanes du tour de France. Venir ici lui rappelle des souvenirs : elle est de Clichy, mais son père a travaillé dans les mines de charbon. Et elle, aujourd’hui, elle… « charbonne » : « Il y a des villes où on est accueilli par des membres de notre réseau. C’est leur territoire, c’est eux qui connaissent. Et notre action leur permet d’avoir une visibilité. Quand on ne connaît personne… on charbonne ». Il faut dire que Fatima ou Mohamed recrutent des signataires à tour de bras, et parfois s’instaure une longue conversation sur les problèmes quotidiens des passants. Fatima, qui a eu leur oreille, glisse : « Les citoyens sont à l’écoute en période pré-électorale, mais ils veulent aussi extérioriser leur souffrance. Parler à quelqu’un, c’est un besoin. » Des amis de passage finissent par mettre la main à la pâte, et faire signer des pétitions aux alentours de la gare.
La crise, c’est un membre de la famille
Un véritable engouement. Il faut dire que la crise est passée par là, et que les gens ont envie de le crier sur tous les toits venus : ils en ont marre. Pourtant, Mohamed en rigolait, dans le mini-bus : « La crise ? Ca fait longtemps qu’on la connaît, c’est un membre de la famille ! » Nawufel de surenchérir : « Pourquoi les gens voteraient, dans les quartiers ? Personne ne parle d’eux ! Pourtant, on consomme autant que les autres, on participe au système, on a tous un téléphone 3G ! Ignorer les quartiers, c’est ignorer 15% de l’électorat, et ça va augmenter. Ca ne pourra pas durer, un jour, il y aura un candidat qui raflera la mise… » Mais bien sûr, il ne s’agit pas de s’enfermer dans les quartiers. Fatima : « C’est vrai qu’il y a un public qu’on ne trouve pas trop ailleurs que dans les quartiers, comme les mamans. Mais les gens nous parlent avec facilité, parce qu’on est restés droits. On ne ménage personne ! Et toute l’année, on se déplace dans des villes pour des conférences, des événements. Les médias portent plus facilement notre voix. On veut toucher tout le monde : c’est ça la citoyenneté ! »
Sous la casquette, les idées
Un disponibilité des passants qui tient peut-être aussi au style et à la spontanéité des activistes, dont quelques uns ont un look atypique pour des militants, à base de lunettes disco, jeans slims, blousons violets dernière mode, Reebok rouges montantes ou casquette de travers. Mais sous la casquette, les idées. Et des idées qui portent : l’actu fait mine de leur donner raison. Tout d’un coup, la banlieue semble redevenue électoralement bankable, le temps d’une petite phrase de-ci, de-là, sur un second Plan banlieue annoncé par le Président, ou une saillie de son concurrent. « Avec notre action autour de la création d’un Ministère de la crise des banlieues, les médias ont été au rendez-vous, jure Axiom. Avant même la classe politique ! Il y a eu quelque chose de magique. Des unes de journaux… ça a amené de l’eau au moulin de tous ceux qui font pression sur les politiques. » Et de noter, presque grisé : « Hollande a dit : La France, si tu l’aimes, tu l’aimes aussi pour ses quartiers populaires ! On a eu une incidence sur les gens ! Maintenant, les quartiers, ça leur parle. C’est plus seulement des émeutes, c’est aussi des citoyens. Mais le vrai rapport de force se fera quand on sera organisé. » Une organisation qui ne devrait plus tarder, à l’en croire, notamment autour du Forum social des quartiers populaires.
Un peu plus tard, le mini-bus repartira pour Le Havre, deuxième étape du voyage plein d’espoir et de fougue des quartiers vers le reste de la France.
Erwan Ruty
*qui devrait être en concert pour soutenir l’association et ses combats le 14 avril à Clichy, avec La Fouine, Clémentine Célarié et plusieurs groupes locaux.