Masterclass#6 : La boite à outils d'EnlargeYourParis

Le 15-01-2020
Par Anne Bocandé

Lancé en 2013, EnLargeYourParis, média local en ligne consacré à la culture et aux initiatives positives dans le Grand Paris, compte aujourd’hui trois salariés et 70 000 lecteurs par mois. Une cinquantaine d’articles sont publiés chaque mois avec une newsletter envoyée chaque semaine (16 000 inscrits). Organisateur d’événements, notamment des balades urbaines, EnlargeYourParis réalise également des guides papier.

Comment tout a commencé ?
J’habite en banlieue, j’aimerais que les médias me parlent

    • Deux éléments déclencheurs :

Alors que j’allais faire une prise de sang, je suis tombé sur une affiche annonçant le spectacle de Pierre et le Loup prochainement dans la médiathèque de ma ville, Chatillon dans les Hauts de Seine. A l’époque c’est la musique que ma fille écoute en boucle. Cette information je ne l’aurais jamais eu si je n’avais pas été faire une prise de sang, ou peut-être serai-je tombé dessus à la boulangerie. Je me dis alors ; « on est au 21e siècle, nous sommes tous connectés, et pourtant le prescripteur culturel en banlieue c’est le laboratoire d’analyse médicale ». Quelques années plus tard, l’autre déclencheur a été provoqué par la naissance d’une énième « nouvelle » application sur Paris, et sur Paris uniquement. J’habite en banlieue, comme 10 millions de personnes, et j’avais envie qu’on me parle. Pour moi c’est évident qu’il y a un marché.

    • Une expérience dans la presse locale 

J’ai été journaliste à Direct matin, devenu Cnews, dédié à la rubrique « Ile de France ». Ça a été formateur pour appréhender ce territoire ; j’ai pris conscience de toute la fertilité de projets hors Paris. En tant que parisien à l’époque je ne les connaissais pas. En 2007-2008, quand j’emménage à Chatillon, je suis en terra incognita. La première chose que j’achète, c’est un GPS. Je réalise à quel point toute la signalétique parisienne est simple et facilitée pour que tu puisses t’y repérer et que ce n’est pas le cas au-delà. Après Direct Matin, j’ai travaillé pour le média de communication de la région d’Ile-de-France, un magazine tiré à 4 millions d’exemplaires.

    • Un constat alarmant : « un no man’s land médiatique qui persiste sur la couverture de l’Ile-de-France »

Paris parle aux imaginaires communs, ce qui n’est pas le cas du Parc de Sceau ou la basilique Saint Denis. 19 millions de visiteurs jusqu’au mois d’avril 2019 se rendaient à Notre-Dame-de-Paris, 130 000 à la Basilique Saint Denis.  Et ce n’est pas la valeur architecturale ni historique de ce site qui est en cause, c’est l’imaginaire que l’on a de ces territoires. Je réalise alors qu’il n’y a pas véritablement de média régional en Ile de France. 20 minutes et Cnews sont les seuls journaux qui couvrent quotidiennement le Grand Paris à l’époque. Le Parisien est un journal national avec des décrochements locaux dans les départements. Donc une question démocratique se pose ; l’Ile de France compte 12 millions d’habitants – soit davantage d’habitants que le Portugal et la Grèce. Pourtant ce qui nous relient ce sont les routes, les transports en commun et Paris, mais aucun média. Les seuls autres médias existants sur le Grand Paris sont destinés aux décideurs économiques ; Le magazine du Grand Paris, Objectif Grand Paris etc. C’est délirant d’un point de vue démocratique. Et au-delà de médias régionaux, en 2016, nous avons fait une étude sur les blogs qui avaient de l’audience et dont la voix sur ce territoire pouvait porter. Nous en avons comptabilisé 13, parmi lesquels le BondyBlog, StreetPress, ou encore Plus on est de food plus on rit. Cela a changé depuis 2016, il y a davantage de plateformes. Toutefois, à l’époque, cela me fait m’interroger sur l’image de ces territoires par ceux qui y vivent et l’influence de la représentation médiatique. Lorsque vous tapez « banlieue » sur google image, les premiers résultats montrent des immeubles décrépis et des voitures qui brûlent.  C’est une réalité mais ce n’est pas LA réalité. Récemment encore, je discutais avec une journaliste d’un grand média national pour qui la banlieue se limitait aux faits divers. Il faut vraiment déconstruire le récit médiatique de ces territoires dans la tête de journalistes parisiens qui ont une image de la banlieue unique et la relayent et influencent l’image que les habitants ont eux-mêmes de leur espace. C’est dérangeant démocratiquement. IL y a un no man’s land médiatique qui persiste. Même si aujourd’hui il y a davantage d’initiatives, si vous comparez les hashtag sur instagram, certaines réalités demeurent : « Paris » a franchi la barre des 100 Millions d’occurrences sur instagram en 2019, alors que le terme « banlieue » c’est 60 000 occurrences, celui «grand paris », 40 000. S’il y avait une vraie fierté d’habiter la banlieue l’hashtag « banlieue » serait plus utilisé.  En ce sens, les médias locaux sont essentiels à la vitalité démocratique des territoires.

• Nommer son idée

Je parle à quelques amis, tous banlieusards, de cette idée de média régional.  Ils adhèrent et me disent ; « essayons quelque chose ». Nous ne voulions pas nous appeler « banlieue magazine ». Nous avons trouvé ce nom EnLargeYourParis, avec ce côté second degré, qui était pour nous essentiel car on voulait sortir du traitement misérabiliste sur la banlieue. Et puis il y avait cette idée d’élargir l’aire urbaine ; Paris c’est 100 km2 intra-muros. A l’échelle des grandes métropoles c’est un village. Berlin c’est 800 km 2, Londres 1600 km2, Tokyo 3000 km2, Pekin 15 000km2… Mais Paris ce n’est pas que le Paris administratif, et c’est ce que nous voulions raconter. Raconter ce large territoire que nous avons en commun mais en fait pas tant que ça ; par exemple si je veux savoir ce qui se passe dans les Yvelines je suis obligé d’acheter deux Parisien, à la fois l’édition du 92 et celui du 78. Chose que je ne ferai pas.

Comment êtes-vous passé de l’idée à la première pierre du projet ?

    • Un blog

Nous commençons donc par lancer un blog où l’on publie des reportages. La thématique première : la culture dès le départ pour montrer qu’il n’y a pas que Le Louvre ; il y a aussi le MacVal à Vitry-sur-Seine, le Musée du jouet à Poissy, des galeries d’art en Seine-et-Marne, et il y a aussi de la verdure accessible en transports en commun… Tant de réalités que nous ne connaissons pas communément, nous, habitants de l’Ile-de-France. Saviez-vous par exemple que l’Ile-de-France c’est 25% d’espaces urbains, 25% d’espaces verts types parcs, et 50 % de surfaces agricoles ?

    • Déposer sa marque

Au départ nous étions tous bénévole. Mais la première chose que nous avons fait est de déposer notre marque à l’Inpi. Etre tous bénévoles et tenir des calendriers de rédaction ce n’était pas simple. Mais c’était le premier étage de la fusée et il a été fondamental pour commencer à raconter l’histoire et à créer notre marque de média. Mais évidemment au fur et à mesure le bénévolat use…

    • Une structuration en même temps que des activités professionnelles à côté

En 2013 on commence vraiment à se structurer autour d’un noyau de 3 personnes. Si on n’avait pas eu cette envie commune de faire quelque chose il n’y aurait pas eu de projet. Vianney, mon co-associé et co-fondateur assure dès le départ un rôle de développement du projet ; aller voir tout l’écosystème du Grand Paris, c’est-à-dire les transporteurs, la chambre de commerce…il fait du réseau, il fait de l’entrisme. Et moi je gère la partie éditoriale. Et, de fait, assez rapidement nous arrivons à nous faire connaître car nous sommes les seuls sur ce créneau en tant que tel. Jusque-là le Grand Paris est un vocable de technocrate, et l’Ile de France une marque qui n’existe pas. Ce n’est pas une région dont on se réclame comme la Bretagne par exemple. Nous nous emparons d’un territoire où il y a tout à raconter. Tout existe mais il y a tout à faire. Nous commençons à nous structurer à partir d’un site que nous allons petit à petit améliorer.

Du bénévolat à la structuration économique, quelles ont été les différentes étapes ?

    • Une campagne de crownfunding déterminante

C’est par une campagne de crowdfunding que nous passons d’un blog à un site internet digne de ce nom entre 2013 et 2014. Nous avons réussi à lever 9000 euros alors que nous avions très peu d’audience à l’époque. Cela nous a permis de rencontrer le troisième associé, essentiel au développement d’EnLargeYourParis ; l’informaticien. Un banlieusard du 93 à qui le projet a plu. Il est aujourd’hui développeur chez BETC et continue d’intervenir sur EnLargeYourParis.

    • En 2014 nous lançons la newsletter du weekend ; les sorties du weekend dans le Grand Paris.

    • En 2015-2016, nous faisons la demande et obtenons notre statut de « média », notre labellisation par la CPPAP du Ministère de la Culture.

Nous étions sous format associatif jusque-là. En 2015-2016 nous créons le statut de SAS. Les deux cohabitent et permettent une économie de ce projet. La SAS nous permet de contractualiser des relations avec des clients rapidement. Et l’association de pouvoir prétendre à des subventions sur certains projets.

    • A temps plein progressivement sur le projet :

Ces leviers ont aussi été possible parce qu’à partir de 2015 mon associé a pu se mettre à temps plein sur le projet, grâce à son chômage ;
Sans le chômage, EnLargeYourParis n’existerait pas. Pendant deux ans il va donner son chômage à la croissance d’EnLargeYourParis. En 2017, à mon tour au chômage, je me lance pleinement dans l’aventure. Depuis fin 2019 je suis salarié d’EnlargeYourParis.

Comment s’est structuré votre buisness modèle au fur et à mesure ?

Le média, seul, ne suffit pas

    • Un média, seul, coûte de l’argent
Le média nous coute de l’argent et en même temps sans le média nous n’existons pas ; la newsletter que l’on produit chaque semaine ne rapporte rien au moment où je la publie. C’est sur le long terme. Il n’y a pas une économie mécanique de la création de contenus et de l’animation d’un média avec un retour sur investissement. D’où l’importance de concevoir un média qui n’est pas juste un page web mais qui est ancré dans le réel avec du service. Le média c’est la communauté, c’est votre récit, ce que vous racontez, la manière par laquelle vous fédérez. Derrière, il y les services que vous proposez ; votre lieu, vos événements, vos prestations… ce qui va vous faire vivre.

    • Premier service envisagé : un agenda culturel

On savait très bien qu’on ne ferait pas un média en vendant notre audience à Gillette ou à Carrefour. Ce n’était pas notre intention. Mais alors comment faire fructifier cette audience ? Nous avons toujours eu comme ambition de proposer du service. Au départ nous avions pensé à un agenda, qui puisse créer du trafic suffisant pour que des annonceurs veuillent en être. Construire un agenda culturel est compliqué et depuis Cambridge analytica c’est chose quasi-impossible. Avant cela nous pouvions collecter depuis facebook les données relatives aux événements publics, ce n’est plus le cas. Dès lors, l’agenda ne pouvait plus être un vecteur de trafic ni de potentiels annonceurs. Et donc on a commencé à développer l’évènementiel qui nous finance en grande partie aujourd’hui.

Comment développer une offre événementielle à partir de ses audiences média ?

    • Capter une audience

Toutes ces années de production éditoriale ont permis de capter une audience. Et c’est cette audience que l’on vend à nos clients non pas en vendant des bannières dans un premier temps car notre audience était trop faible. Même si nous avons eu la chance de lancer nos communautés sur les réseaux sociaux quand les audiences étaient encore gratuites. Aujourd’hui pour avoir de l’audience sur facebook il faut payer. A l’époque on pouvait capter 300 à 400 nouveaux abonnés sur facebook sans rien dépenser. Aujourd’hui, organiquement, c’est plutôt 120 abonnés par mois. D’ailleurs nous avons décidé de mener une campagne d’audience. Pour cela nous avons dépensé 1600 euros depuis début décembre. En quatre semaines cela nous a rapporté 12 000 abonnés facebook. Nous avons dépensé 800 euros de campagnes abonnés newsletter sur facebook, et cela nous a permis de toucher 5000 abonnés nouveaux pour la newsletter. Sur la newsletter on capitalise sur des personnes qui ont tout de suite adhérer au produit et donc on a un taux d’ouverture de 30 %. Avant d’aller chercher de nouveaux abonnés, nous avons fait en sorte que cette newsletter se diffuse d’elle-même. C’est compliqué car nous n’avons pas de compétences marketing comme « My Little Paris » qui a par ailleurs la « chance » de pouvoir capitaliser sur une marque repérée. L’un des plus gros marchés de My Little Paris c’est le Japon aujourd’hui. Nous, « Ile de France » ou « Grand Paris » ce n’est pas une marque, ça n’existe pas en tant que telle. Mais en même temps des signaux faibles montrent que c’est en train de le devenir. Il y a deux ans Nike a fait une opération à la Cité de la mode de Paris appelée « dessinez la Nike du Grand Paris ». Qu’une marque mondiale puisse se saisir du vocable « Grand paris » veut dire quelque chose….

    • Connaitre son audience

Notre lectorat est plutôt un public jeune et féminin. Celles qui sont prescriptrices de culture aujourd’hui sont plutôt des femmes. Nous sommes lus à 65% par des femmes et par des personnes âgées de 25 à 45 ans. Pour de la presse quotidienne régionale ce n’est pas fréquent que la moyenne d’âge soit si jeune. C’est ce qui fait notre poids politique aujourd’hui. Notre poids politique et économique dépend de notre audience. Nous avons conçu ce média comme un média écrit par des banlieusards pour des banlieusards. Mais de fait nous n’avons pas choisi notre audience ; et nous avons vu que ceux qui s’intéressaient à ce qu’on avait à dire sont parisiens. Là encore, sans avoir fait d’études sur la question, j’imagine que lorsqu’on est banlieusard nous n’avons pas forcément nous-mêmes une vision positive de notre territoire et nous n’allons pas forcément chercher quoi y faire d’un point de vue culturel. Il y a un an j’ai fait une étude sur Googletrends sur les mots clés accolés à la banlieue ; si on tape « sortir à paris » il y a une audience forte toute l’année, alors que si on tape « sortir à montreuil », il n’y a rien.

    • Soigner son SEO des articles en fonction de la demande et des intérêts d’un lectorat à capter

Tout ce qui est en rapport avec « sortir en banlieue » génère très peu de requêtes. Ce qui remonte en termes de requêtes c’est « autour de Paris » ou « sortir en Ile de France ». Un de nos articles le plus consulté est : « 15 sorties autour de Paris, ou pour s’évader de Paris, sans quitter l’Ile de France ». Ce papier fait 13 000 visites par mois. Nous avons eu plus de 120 000 visites sur ce papier l’année dernière. Mais il faut comprendre que nous avons vraiment travailler le titre pour cela en sachant les requêtes les plus utilisées. Aujourd’hui si vous tapez « sortir autour Paris » cet article arrive dans les deux premiers papiers proposés par Google.


    • Monétiser l’audience par l’évènementiel

Avant même leur monétisation on savait que si nous nous ressentions le besoin d’ancrer notre éditorial de découverte du Grand Paris dans le réel avec des balades, d’autres seraient sûrement intéressés. Et de fait, dès la première balade plus de 100 personnes se sont inscrites pour marcher entre Arcueil et Vitry. La première balade de 2020 pour la Société du Grand Paris a été complète en 4 jours pour 120 places.
Le principe ? Les balades sont gratuites pour les marcheurs. Les annonceurs les financent en capitalisant sur notre audience, d’où l’importance de soigner son audience média.  Capter et investir dans l’audience, nous permet d’intéresser nos clients sur de l’évènementiel type les balades.  Le fait qu’on touche des gens, qu’on parle à un public et que nos événements attirent des personnes qui font confiance à la marque de médias, parle aux clients. Par exemple parmi l’un de nos clients, nous avons la Société du Grand Paris, qui est en train de créer le métro qui va redessiner le territoire. Nous leur avons proposé d’organiser des balades pour nos lecteurs sur les tracés des quatre futures lignes du Grand Paris. L’annonceur veut, lui, toucher un public autre celui qui est impacté par ses chantiers. Et de fait, nous lui amenons plutôt un public de Parisiens qui vient découvrir ces territoires du Grand Paris desservis à terme par les nouvelles infrastructures. Notre audience nous la vendons donc sous forme d’évènementiel à des personnes intéressés par le fait de toucher notre lectorat.


Le modèle économique et administratif de EnLargeYourParis aujourd’hui 

Il est important de diversifier ses revenus et ses sources d’activités

    • Une SAS « EnLargeYourParis » : Quand on vend des événements c’est la continuité du média. Les balades par exemple sont une manière de décrypter le terrain avec les pieds. Elles ont une vraie valeur éditoriale pour nous, sont une forme de média.  Ça n’aurait pas de sens de les décrocher aujourd’hui d’EnlargeYour Paris. Même si elles sont financées, elles ne sont pas privatisées.  Tout le monde peut s’inscrire. Elles permettent d’aller au contact d’un territoire.
    • La place de la marque blanche ? A la marge. Nous l’avons fait par exemple pour le Crédit agricole d’Ile-de-France qui a compris la valeur que pouvait avoir une information locale. Ils ont créé un compte instagram où ils diffusent du contenu sur les acteurs et paysages du Grand Paris. Ils ont fait appel à nous pour leur produire du contenu en marque blanche : des photos légendées. Entre 3 photos ils passaient leur pub. Ils ont compris que pour fédérer une communauté de clients il fallait leur raconter une histoire. Quand on est le Crédit agricole Ile de France, ça a du sens de donner l’information sur le territoire qu’on est censé couvrir.

    • Le Brand content : nous faisons du contenu sponsorisé qui entre dans la ligne éditoriale de EnLargeYourParis.

    • Une association

    • Une régie publicitaire extérieure à EnLargeYourParis : Par ce biais nous vendons des contenus de marque, des espaces pour des bannières annonceurs etc.  Cela commence donc à structurer aussi notre modèle. L’idée est d’accélérer le commercial pour ne plus dépendre uniquement de gros clients comme la Société du Grand Paris ou la Métropole. Un client peut du jour au lendemain cesser de travailler avec vous.


Conclusion sur le buisness model :
    • 40 à 50% de recettes provient de l’événementiel
    • 30 à 40% de l’éditorial produit pour les guides papiers
    • 20% de la régie publicitaire



 

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