Little big Ousmane

Le 17-10-2012
Par Erwan Ruty

Ousmane Timéra n'est pas très grand, pas beaucoup plus en tout cas que le héros joué par Dustin Hoffman dans le film de Arthur Penn, ce Little Big Man blanc élevé par les Indiens mais pas tout à fait peau rouge, et qui regarde les deux sociétés d'un œil distancié.

c'est à Bakel que je suis devenu ce que je suis, que je me suis ouvert l'esprit...
 
Notre petit grand homme se balade toujours avec un livre sous le bras. Il affirme en lire un par semaine. Là, c'est un Edgar Morin. Ousmane est un lettré qui est passé par les chemins sinueux de l'orientation hasardeuse des lycées français (CAP Peinture), ou qui aurait pu être happé par les pesanteurs de son long séjour à Bakel (Sénégal), où il a passé deux ans au moment de son adolescence. Mais non. Il n'est pas grand, mais chacune de ces expériences l'a grandi. 
« A Bakel, mon père [qui est de la caste des marabouts, ce qui explique sans doute en partie son appétence pour l'intellect, NDLR], m'envoyait tout le temps des livres. C'est là que je me suis dit que je voulais faire des études. J'y ai appris le goût de la lecture, à écrire le français, et l'arabe aussi. L'entourage de ma famille l'a beaucoup critiqué en lui disant qu'elle allait gâcher mon avenir en m'envoyant au Sénégal. Mais c'est là-bas que je suis devenu ce que je suis, que je me suis ouvert l'esprit... » 
 

Donner des grands coups de pied dans les canons

Grâce aussi à la religion, l'islam, qu'il pratique avec foi mais tempérance, son petit côté à la fois français et sénégalais, sans doute ; lui qui se revendique « enfant de deux sociétés ». Une religion qui est en train de le pousser à tenter une thèse sur « La réforme des sociétés musulmans, avec comme angle : comment on réforme ces sociétés, qu'elles soient dans des pays à majorité musulmane ou non » ; thèse qu'il souhaiterait effectuer entre Strasbourg et... la Malaisie. « Il faut donner des grands coups de pied dans les canons de toutes les sociétés, ça ne fonctionne plus. Même ici : l'austérité, c'est une obstination religieuse ! » Une thèse dans laquelle il se plongerait bien, à moins qu'il ne soit accepté... à l'ENA ! Rien de moins ! Incontestablement, deux sociétés cohabitent en lui, voire deux mondes ! L'ENA ? Tout cela pourrait paraître fantaisiste, mais ne l'est pas tant : il sort tout juste de Sciences Po, où il est entré par le concours général classique. 
Passer du CAP de Peinture à Sciences Po, un parcours pas commun. Si bien qu'aujourd'hui, il peut se rêver en universitaire... Car de Sciences Po, mais sans doute aussi de la lecture assidue du Coran, il tient un amour des mots et de la langue qui impressionne. 
 

« C'est Bokassa ! »

En effet, le jeune homme d'à peine 33 ans manie le verbe et la plume avec un talent rare, auquel on est peu habitué dans les assemblées hétéroclites des arpenteurs politiques de quartiers populaires ; et si ses petits camarades du PS ne le mangent pas, il y aura du Leader Maximo en lui d'ici quelques années : envolées lyriques et emphase villepinesque, références pointues, aisance naturelle, grande classe dans l'apprêt vestimentaire et même... démarche de sénateur. Une de ses connaissances glisse même, mi-conquise, mis amusée, à propos de cette noblesse de style : « C'est Bokassa ! » Le trait est un peu fort. Ousmane n'est pas ambitieux politiquement, et il cherche avant tout à ne pas s'enfermer, ce qui l'a poussé vers des engagements pluriels : le collectif Emergence, issu des quartiers populaires, où les guerres d'ego (« On n'a rien encore, pourquoi on se dispute ?! ») et un côté un peu trop revendicatif « ter-ter » l'ont échaudé : « Ils veulent seulement être concrets ! Sans stratégie. Faire du buzz Internet, ça ne suffit pas ! » Il s'est rapproché de Cités en mouvement, association francilienne liée au PS et travaillant sur les quartiers, active dans le Nord-ouest, en deçà et au delà du périph (il habite Clichy-la-Garenne avec sa femme, prof à Sciences Po, et leur toute jeune fille). Les guerres d'ego sont hélas assez fréquentes en politique, et quand on lui fait remarquer que le PS n'est pas le dernier parti à être agité par elles, il répond du tac-au-tac : « Oui, mais eux, ils ont les moyens de se disputer ! » Imparable. 
 

Reconnaître l'expertise du vécu

Pour ce qui est du « ter-ter », Ousmane n'a pas lâché l'affaire : il hante les réunions de sa commune, tentant de faire le lien entre les assos et animateurs de quartier, et les élus « qui ne parlent pas la même langue : il y a une reconnaissance de l'expertise du vécu, de l'intelligence des situations, qui manque chez les dirigeants politiques. Quand on a professionnalisé les éducateurs, on a perdu cette profusion d'idées. Les cadres sont trop étroits. Il faut aussi une légitimité de terrain en politique. Même si c'est vrai que quand on n'a pas de formation académique, on ne fait parfois que reproduire les mêmes erreurs... Mais il ne faut pas chercher à faire rentrer tous les jeunes animateurs dans les cadres administratifs. Seulement les accompagner à mieux monter les réunions, encadrer les groupes, pas vouloir leur faire écrire des projets toute la journée. » Mettant la main à la pâte, il a ainsi participé à l'organisation d'un « Grenelle des quartiers » à Saint-Ouen, un temps envisagé par le Ps pendant la campagne, puis abandonné, et qui, monté en deux semaines, a réuni en avril dernier plus de 200 jeunes associatifs et habitants des quartiers... sans le moindre Jamel Debbouze. Une performance, quand on sait à quel point il est difficile de mobiliser la jeunesse dans ces territoires. Idem deux mois plus tard : il a été l'initiateur d'un « Appel des 577 » visant à attirer l'attention, à la veille des législatives, sur le risque de non-représentativité de l'Assemblée par rapport au peuple français...
 

Rentrer dans la danse ou changer la musique

Ousmane Timéra devra pourtant faire lui-même attention : avec sa spécialité en « Stratégies territoriales et urbaines », il pourrait y avoir un risque de bureaucratisation ! Son DEFA, ses expériences chez Eurodisney ou chez Beaufils, l'entreprise de BTP qui l'a embauché et fait travailler boulevard Saint-Germain, à deux pas de Sciences-Po quelques années avant qu'il n'y entre, tout cela pourrait bien être rapidement oublié ! Surtout au rythme où va la vie politique à l'époque de Twitter ! Heureusement, il n'est pas moderne par plaisir, mais par nécessité. Parce que les autres le sont. « Les réseaux sociaux, c'est un effet Obama ! Mais on surestime nos forces à cause de Facebook. Je suis pour les bonnes vieilles méthodes. Le reste, c'est des outils, et ça doit le rester. Il faut d'abord de l'éducation populaire. Le buzz, c'est pour les artistes. Tu peux ramener du monde grâce à Kery James, mais ton idée, c'est pas Kery James... On veut trop rentrer dans la danse, sans changer la musique. Mais il faut changer la musique ! Changer le DJ ! » 
 
Mais la politique n'est pas tout. Il donne des conférences, dans le communauté africaine de France ou d'ailleurs. Il revient tout juste de l'une d'entre elles, à Saragosse : « La plupart des gens qui sont là sont des darons qui viennent les larmes aux yeux, parce qu'ils ne savent pas quoi faire des jeunes. C'est l'éveil d'une communauté qui a vécu beaucoup d'échecs. Il y a une conscience émotive sur l'avenir de ses enfants, c'est ça qui fait la mobilisation de cette communauté. Ils disent : « On a fait le choix de s'intégrer, de ne pas mettre notre culture en avant, mais les enfants ne parlent pas notre langue et quand ils ont des problèmes, quand ils ne réussissent pas à l'école, on ne sait pas comment les aider ». Des doutes et une blessure qui s'effacent heureusement quand il évoque sa fille, qui est sans sûrement ce qui anime le plus son visage et lui donne le plus de force, assure-t-il. Il en aura besoin, pour l'ENA ou pour la Malaisie...
 
 
 
 

Participez à la réunion de rédaction ! Abonnez-vous pour recevoir nos éditions, participer aux choix des prochains dossiers, commenter, partager,...