Les quartiers face aux attentats

Image extraite de la vidéo "Cent maux" de Zonzon93
Le 25-02-2016
Par Erwan Ruty

Les 7 et 11 janvier derniers, la France était frappée par une vague d’attentats. Ce n’était pas la première, mais l’émotion avait alors culminé, même à l’international. Puis le malaise avait pris le dessus : Charlie ou pas Charlie ? Après les attentats du 13 novembre, les polémiques semblent beaucoup moins vives. Un an après, dans les quartiers, le sentiment d’un schisme entre un « eux » et un « nous » s’estomperait-il ?


Le 12 janvier 2015, poignée de militants s’était rassemblée à Bobigny, une semaine après les attentats contre Charlie et la supérette casher de Vincennes, à l’appel de la coordination Pas sans nous notamment. Après l’expression mécanique de la solidarité envers les victimes, pointait immédiatement une crainte, traduite par Mohamed Mechmache, leader d’Ac le Feu et de la coordination : « La banlieue ne doit pas devenir un réservoir à coupables ». Pourtant, un sentiment de peur « des amalgames », selon la formule consacrée, mêlé à une véritable crainte, se faisait sentir : celle d’être encore plus « stigmatisé », quand on semble venir d’un quartier, ou que l’on est (ou qu’on se sent) « perçu comme musulman », ou même tout simplement « de couleur ».
 

« Dans les manifestations de Paris, on ne se sentait pas à notre place »

L’association Zonzon 93, co-animée par Laetitia Nonone, avait alors organisé une rencontre, le 18 janvier, à Villepinte. Une dizaine de jeunes du quartier, y était venue exprimer son désarroi. La tonalité dominante des propos ? « Dans les manifestations de Paris, on ne se sentait pas à notre place ». Des paroles très fortes de dépit, de fatalisme : « Il faudra prouver encore plus de choses, encore plus travailler pour se faire accepter ». « Si ce n’est pas nous qui allons vers eux, ce n’est pas eux qui viendront vers nous ». Ou : « Nous, on pense qu’on n’a rien à prouver, mais eux ils le pensent et ils le demandent tout le temps. » Etait bien perceptible l’impression de vivre un approfondissement du clivage entre « eux » (les « Français », les « Parisiens », les « riches…) et « nous » (les « musulmans », les « habitants des quartiers », les « Noirs et les Arabes »).
 

« Je ne suis pas que la banlieue »

Un clivage divisant des Français se sentant victimes du terrorisme de revendication islamiste, et d’autres, musulmans souvent, se sentant eux aussi victimes… des contrecoups de ce terrorisme (à un autre degré certes) : la montée de l’islamophobie, du racisme. La France allait-elle se transformer en un pays de « victimes » supposées ou réelles, dans lequel il faudrait fatalement trouver un jour ou l’autre des « coupables », tout aussi supposés ou réels ? En tout cas, tel est bien le projet des auteurs des attentats : diviser. Dans un pays scandé par les élections, et donc sous la pression des partis populistes, soumis à la volatilité de la démocratie d’opinion, le risque d’embrasement paraissait réel. A Villepinte, Laetitia Nonone avait fini par lâcher : « J’ai été très touchée par ces attentats. Ca m’a fait du mal. Mais qu’est-ce qui nous attend si on reste cloîtrés dans les quartiers ? Ca me fait mal d’entendre que d’aller à Paris ça nous fait peur. » Finalement, un slogan alternatif à « Je ne suis pas Charlie » avait émergé de la rencontre afin de tenter de contrer les généralisations : « Je ne suis pas que la banlieue ».
 

Cent maux

Presque un an plus tard, dès le lendemain des attentats du 13 novembre, certaines personnes issues des quartiers se mobilisaient à nouveau. Là encore, Laetitia None était à la manœuvre : dans la nuit du 13, Sadia Diawara, réalisateur et responsable du centre social Curial (Paris 19ème), avait appelé la responsable de Zonzon93 en lui disant « Je n’ai pas dormi de la nuit, j’ai écrit un texte, Cent maux ». « Des gens de l’association mais aussi des gens qui avaient mis des posts sur Facebook ont été invités à dire ce texte, sur une vidéo, dès le lendemain », relate Laetitia. La vidéo est mise en ligne, et récupérée par Bfm Tv. Là, elle tourne en boucle. Tf1, France2 s’en emparent à leur tour. A la mi-décembre, la vidéo avait été vue par 46 727 personnes. « J’ai reçu beaucoup de messages touchants, comme celui d’une mamie qui était en maison de retraite, ou cet un autre me disant : « C’est la France de la diversité comme je l’aime »… je me suis aperçue alors qu’il y avait des messages de soutien au Fn sur son profil Facebook ! »
 

« Rassembler là ceux qui n’iraient pas ailleurs »

La solidarité avec toutes les victimes poussait quelques jours plus tard Bocar Niane, de l’association An-Noor, avec quelques autres militants de Seine-Saint-Denis, à organiser une soirée de soutien aux familles des victimes. Lieu choisi : Le Garden club, un bar à mi-chemin entre la chicha et la boîte de nuit, à La Plaine Saint-Denis. On était le 26 novembre. Etaient présents des sportifs, des artistes (comme Dawala de Sexion d’Assaut), des politiques proches de ces questions (Stéphane Gatignon, Pouria Amirshahi, Mohamed Mechmache ou Mathieu Hanotin…), ainsi qu’une cinquantaine d’anonymes. Les sommes récoltées étaient minimes, mais il fallait être là, juge Fardat Saïdi, présente elle aussi : « Il fallait se rassembler avec des gens qui étaient là et ne seraient pas allées ailleurs ». Sous-entendu, à Paris, ou dans des manifestations plus classiques. Les périphériques existent bien encore.
 

« Se justifier des actes des autres ? »

Dans la foulée, les organisateurs décident d’aller plus loin. Comme l’équipe des Citoyens reporters l’avaient fait avec des habitants de Grigny au lendemain des attentats de janvier contre Charlie, un collectif se constitue, La Belle Equipe, et réalise une vidéo sur le thème… de la déchéance de la nationalité, début 2016. On est loin de l’effroi et de la stupeur qui ont frappé la France après les attentats de novembre. On touche là plutôt aux effets de ces attentats : le risque d’une aggravation des mesures sécuritaires, voire liberticides prises par les pouvoirs publics. D’un commun accord avec le restaurant du 11ème arrondissement frappé par les attentats, La Belle Equipe se rebaptise LBE. Une dominante plane dans ces prises de parole de jeunes ordinaires, binationaux d’origines variées : ne pas avoir à « se justifier des actes des autres ». La crainte que l’ensemble des binationaux soit frappé par les menaces de déchéance de la nationalité. Le sentiment d’avoir une « épée de Damoclès » au-dessus de la tête, encore plus qu’avant. Voire même le sentiment que « le binational est déjà un traître »... L’impression qu’ils auront dorénavant à devoir choisir entre deux nationalités… On est loin des lois sur la déchéance de la nationalité telles qu’envisagées (et pas encore votées), mais ce type de mesure (qui ne pèserait que sur les terroristes) ne fait de toute évidence que raviver ce mal-être profond, un reenti : celui d’être vu et considéré comme Français de seconde zone…
 

« On peut tous être la cible »

Mais cette fois, après le 13 novembre, le sentiment de pouvoir être aussi touché par ces attentats est perceptible : « Beaucoup de gens des quartiers travaillent à Paris, insiste Laetitia. Ils vont dans les chichas, à la fac, au parc des Princes, ils sortent. On peut tous être la cible. Et puis on sait qu’on ne sera jamais assez bien pour ces musulmans-là qui commettent les attentats ». La triste réalité du terrorisme aveugle est confirmée quand on se penche sur la liste des personnes assassinées. Ainsi, par exemple, Asta Diakité, cousine du footballeur Lassana Diarra, qui habitait dans le 19e arrondissement et qui se verra honorée par une cérémonie à la mosquée de Pantin, que sa famille fréquente et dans laquelle un de ses oncles officie en tant qu’imam (selon le site Saphir.news). « Elle est une preuve, s’il en fallait une, que le terrorisme est aveugle, et que les musulmans sont aussi des victimes de ce terrorisme », clamait alors l'Union des associations musulmanes du 93 dans un communiqué.
 

« J’ai plus peut que quand j’étais en Algérie »

D’autres victimes sont dans de tels cas de figure : Meriem Laribi, enseignante, a ainsi perdu un de ses amis dans une des fusillades du 13 novembre. « Didi », musicien algérien (dont la famille souhaite préserver l’anonymat), venu en France depuis un an seulement pour suivre des études de musicologie : « Il avait vécu dans un des quartiers les plus chauds d’Alger et avait pendant dix ans échappé à tout [pendant la guerre civile dans les années 90, Ndlr]. Lui qui trouvait le monde trop violent… c’est Dieu qui a dû vouloir qu’il aille lui jouer du violon là-haut ! » Elle-même n’est plus rassurée : « Maintenant, j’ai plus peur que quand j’étais en Algérie, d’où je suis partie à quinze ans à cause des attentats déjà... Mais j’étais peut-être trop jeune. Ou alors, je l’aurais peut-être mieux accepté là-bas… L’année dernière, les attentats étaient plus « politiques », d’une certaine manière. Là, c’est tout le monde… »

Ce « tout le monde peut être victime » peut-il être le premier pas vers la reconstruction de ce grand « nous » national, dans lequel n’existeraient pas de « eux » ?

 

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