
Les élus sans-cullottes se rebiffent

Les élus locaux ne sont pas contents de la manière dont on traite leurs villes de banlieues. La nouveauté ? Depuis dix-huit mois, ils le font savoir en portant l’affaire devant les tribunaux. Et enclenchent des mouvements de lutte.
L’initiative avait fait sourire, au mieux. Lorsque la mairie de La Courneuve porte plainte auprès de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations (Halde), en mai 2009, pour « discrimination territoriale », beaucoup prennent le projet de haut. Simple coup de communication, pour les plus conciliants. Une manière d’enfermer les habitants des quartiers dans un regard misérabiliste sur eux-mêmes, pour d’autres. Porter plainte contre qui, et pour quoi exactement ? « Il faut que la République soit pleinement ce qu’elle prétend être : égale pour tous les citoyens, sur tout son territoire. Ce ne sont ni un énième plan banlieue ni un chèque de plus qui régleront durablement les problèmes », lâchait alors Gilles Poux, le maire d’une cité que le Sarkozy Ministre de l’Intérieur avait voulu karchériser en guise de solution. Et le maire d’ajouter une réflexion qui aurait dû mettre la puce à l’oreille… « Nous contribuons à engager un débat national sur les politiques publiques mises en oeuvre dans les quartiers populaires. » Sauf que l’idée semblait devoir rester dans les gentilles limites d’une opération de com’. Divers prix allaient d’ailleurs la récompenser. Jusqu’à ce que la Halde ne juge, le 22 février dernier, la plainte recevable. Les rires se figent, et l’on commence à se pencher sur une décision qui crée une petite onde de choc chez beaucoup d’élus locaux.
La tactique collective
Que dit la Halde ? Qu’elle confie à l’Observatoire National des Zones Urbaines Sensibes (ONZUS) la mission de mener l’enquête. Qu’il est nécessaire d’évaluer le respect des principes de non discrimination sur nos territoires, et d’inventer des outils pour y parvenir. Enfin, que la question de la discrimination liée au lieu d’habitation (sur un CV, par exemple), qui n’est pour l’heure pas prise en compte par la loi, doit être étudiée de très près… Bref, le concept de discrimination territoriale par les services de l’Etat pourrait combler un vide juridique. Et la Courneuve d’enfoncer le clou politique. « C’est un pas de géant, assure Hayat Dhalfa, en charge des discriminations au cabinet du maire. Avec cette plainte, nous exigions du modèle républicain qu’il fasse ce qu’il nous assure faire. A la Courneuve, 30 000 plaintes individuelles pourraient être déposées. Sur l’accès aux transports, à l’éducation... » Ou quand une mère témoigne qu’on a refusé de venir soigner son enfant sous prétexte qu’elle habitait dans cette ville… « Or le devoir du politique est de ne pas jouer les individus les uns contre les autres, mais de pointer que toute une zone géographique est touchée. » Où l’on se souvient que le politique, c’est d’abord vivre – et se battre – ensemble. Samuel Thomas, président de SOS Racisme, avait mené en 2000 les premières campagnes contre ces organismes HLM qui organisaient leur politique de peuplement sur l’origine des gens. « Le fait de dire qu’on est mal vus quand on vient de la Courneuve relève de l’interpellation de l’opinion publique et du symbole, mais a à mon sens peu de chance de déboucher juridiquement, estime-t-il. Mais là, c’est autre chose. La plainte de la Courneuve dit qu’un enfant qui y est scolarisé a moins de chances qu’un élève dans le 7e à Paris, parce qu’il a en face de lui de très jeunes profs, payés 30% de moins que les profs expérimentés dans d’autres quartiers, et que cette différence n’est pas compensée par des effectifs supplémentaires. L’intérêt de cette plainte est d’attaquer des inégalités dans les dépenses de la puissance publique. » Et donc de rappeler le politique à ses devoirs.
Et voilà que d’autres collectivités locales s’engouffrent dans la brèche. « Votre action mérite d’être suivie », « d’aboutir », est « légitime, pertinente, courageuse ». « Je joins ma voix à la vôtre ». Les courriers reçus à la Courneuve furent éloquents. Qu’elles viennent du maire du plus petit village ou de Bertrand Delanoë, celui de la capitale, en passant par des élus de droite en vue sur la scène nationale. Le député PS Claude Bartolone, président du Conseil Général de Seine-Saint-Denis, dans un premier temps critique, embraye et saisit à son tour la Halde en avril dernier. Au nom du 93, il se plaint du temps d’obtention des papiers administratifs pour les Dionysiens. Quelques jours plus tôt, Alain Bocquet, député du nord, interpelait également l’institution pour la région Nord - Pas de Calais, au sujet des « discriminations se manifestant dans les domaines de l’emploi et de l’état de santé ». Et on enchaîne : les élus communistes du 93 brandissent sous le nez de la Halde la dette de 640 millions d’Euros de l’Etat envers le département. Puis le Conseil Général propose un budget en déficit pour protester contre la baisse des moyens de l’Etat, et claque la porte au nez de la Cour des Comptes qui vient lui imposer l’équilibre budgétaire. Puis ça part tous azimuts : en juin 2010, l’Académie des Banlieues de François Asensi, maire du Tremblay-en-France (93) décerne à TF1 le prix de la manipulation pour le reportage finement intitulé « Mon voisin est un dealer » sur des trafics de drogues dans la ville. Une centaine d’habitants part même manifester, danser et graffer devant les bureaux de la première chaîne de France, pendant que leur ville saisit le tribunal de grande instance de Bobigny pour obtenir réparation du préjudice. Tout comme deux habitants interviewés dans le reportage qui demandent une indemnisation d’un euro pour chacun des téléspectateurs ayant regardé l’émission, soit 4,9 millions…
A la Courneuve, la plupart des Courneuviens sont en tout cas ravis de la tournure des événements. « La mairie a eu raison ! assure Philippe, 45 ans, agent de maîtrise. Mais il faut voir maintenant s’il y aura vraiment une redistribution des richesses. Est-ce que la plainte stigmatise la ville ? Moi, cela ne me gêne pas. Déposer plainte est un droit, c’est pour cela que les tribunaux existent. » Et puis, « cette plainte aurait jété un regard misérabiliste si on avait juste voulu récupérer 3 francs, si on n’avait pas lancé un débat sociétal, pointe Hayat Dhalfa. Nous sommes dans une position combattante, et la lutte n’a rien de misérabiliste. » Si les quartiers entrent en politique…
Cyril Pocréaux - Ressources Urbaines