
Les Déterminés : le virus entreprenarial gagne les banlieues

Il y avait plus de deux cents jeunes entrepreneurs des quartiers le 21 mars au siège du Medef. Un peu moins au golf de Sevran le 20 avril, pour recevoir Pierre Gattaz, président du Medef. Ce dernier, et l’initiateur de l’opération, Moussa Camara, de l’association Agpr, sont depuis deux ans main dans la main dans le projet d’accompagnement des jeunes entrepreneurs des quartiers, « Les déterminés ».
Animés par la foi du charbonnier, les jeunes entrepreneurs présents veulent croire en la bonne étoile qui semble se pencher sur leur réussite. Cette bonne étoile revêt le visage apparemment affable et plein d’empathie, de Pierre Gattaz, président d’un Medef radicalisé et fils de Yvon Gattaz (farouche opposant à la gauche nouvellement parvenue aux affaires dans les années 80, mais néanmoins fondateur en 1987 et président pendant dix ans, du Comité d'expansion économique de Seine-Saint-Denis, le Comex 93). Formidable opération de communication pour ce dernier organisme, qui représente la très grande entreprise dans tous les cercles de pouvoir, mais défend ici, sur le terrain des banlieues, les tous petits entrepreneurs en herbe, qui plus est issus de territoires d’habitude ignorés (si ce n’est mal vus) par leurs pairs de la France d’en haut (confèrent des responsables comme Charles Beigbeder, qui fut un temps pressenti pour succéder au baron Seillière à la tête du Medef).
Un projet entrepreneurial issu d'une expérience associative
Aux côtés de Pierre Gattaz (qui a grandi à Gagny et au Raincy, en Seine-Saint-Denis), son contraire : Moussa Camara, issu d’une humble famille de Cergy. Un duo improbable qui peut parfois faire penser à ceux que l’on croise dans les « buddy movies » les plus improbables, Intouchables, Laurel et Hardy, Marche à l’ombre, La chèvre et autres Men in black (sans parler de Gomès et Taverès). Cet attelage surprenant a porté un projet, « Les déterminés », qui cependant ne vient pas de nulle part : il est l’aboutissement de l’activité d’une association de quartier implantée à Cergy, Agpr : Agir pour réussir. Il aura fallu dix ans aux activistes du terrain qui sont à sa tête pour réussir à attirer la lumière à eux. Mais là où les relations avec les institutions, y compris locales, sont encore poussives, une rencontre entre deux personnalités que tout oppose pourtant au départ, a permis à ce projet de décoller.
Les banlieues, futures "Brics" de la France
Ce 20 avril, à Sevran, Badreddine Lehalali, lui-même micro-entrepreneur et co-fondateur des Déterminés, n’en doute pas : « Dans dix-quinze ans, dans les quartiers, on sera les nouveaux Brics de la France, on pèsera 10 ou 20% du Pib ! » [Brics, groupe de pays émergeants regroupant le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du sud, Ndlr]. Après que toutes les voies traditionnelles d’ascension sociale se sont fermées (salariat industriel, fonction publique, monde associatif…), et que le fameux « ascenseur social » soit en panne, l’entrepreneuriat serait-il l’ultime issue de secours ? Une des lauréates du concours Talents des cités de 2013, Wadia Chaftar, présente dans la salle, le relève, après une charge virulente sur la situation de l’emploi dans les quartiers, les discriminations qu’elle aurait vécues (elle et beaucoup d’autres), ainsi que la faible réponse des institutions par rapport à ces problèmes : « L’entrepreneuriat est-il un moyen d’insertion ? En tous cas, si les grandes entreprises ne nous donnent pas ce que je souhaite, je le prendrai ! » Aziz Senni, de Impact partenaires (et ex « Business angel des cités), figure tutélaire de l’entrepreneur issu des quartiers, résume lui : « On n’est pas traité comme des entrepreneurs comme les autres. La preuve : c’est le ministère de la Ville qui organise le concours Talents des cités ! »
"On s'en sortira via le développement économique, pas les aides sociales"
La conviction de Moussa Camara et de ceux qui affluent dans les beaux salons du Medef, où ils sont reçus à bras ouvert -une fois n’est pas coutume-, va dans le même sens : « Ce projet est venu d’une idée simple : les jeunes devaient réussir, c’est ce que veut dire Agpr. Mais ça n’a été possible que parce que j’ai rencontré Pierre Gattaz il y a trois ans. On ne vient pas du même monde mais on s’est tout de suite entendus pour défendre l’entrepreunariat dans les quartiers, pour que la jeunesse réussisse. C’est via le développement économique des quartiers qu’on s’en sortira, pas seulement avec les aides sociales. La politique menée depuis 40 ans dans les quartiers est vouée à l’échec, car elle n’a pas pris en compte les habitants. Les jeunes de demandent pas des aides, mais à être accompagnés dans leurs projets. Pour que l’entrepreneuriat soit possible pour n’importe qui, le Medef nous a ouvert son réseau, sans paternalisme ».
"Entreprendre, c'est avoir faim"
L’un des invités, Karim Mariko, de Ecleepse (hébergé par Premier conseil à Drancy), d’abonder, preuve par l’exemple à l’appui : « Entreprendre, c’est avoir faim. Moi, ça fait longtemps que j’ai faim. A 21 ans j’étais sur les marchés. Mon père, qui était taxi, avait beaucoup de costumes. Je suis allé les vendre sur le marché ! C’était ma première expérience ! J’ai travaillé ensuite pour Véolia, pour le Stade de France, j’ai monté une association, je suis entré dans la fonction publique, puis j’ai repris des études en management de l’Economie sociale et j’ai monté mon entreprise... Il ne faut pas se donner d’excuse dans la vie ». Puis, sûr de lui : « Il y a une formidable dynamique entrepreneuriale dans les quartiers, certains s’obstinent à ne pas le voir, c’est dommage pour eux ».
Un nouveau continent méconnu
La centaine d’entrepreneurs, souvent en herbe, qui boivent ces paroles, semblent aussi conquis par la faconde et la sincérité du chef du Medef. C’est que le patron de Radiall semble lui-même avoir été contaminé par le dynamisme et la soif d’entreprendre des nouvelles foules d’entrepreneurs qui ne se retrouvent pas toujours dans le monde du travail, dans la fonction publique, dans le monde de l’entreprise traditionnel, et n’ont pas du tout envie de végéter dans leur quartier. Pierre Gattaz est aussi émerveillé par ce nouveau continent jusqu’à il y a peu encore inconnu de lui, autant que les jeunes entrepreneurs, dopés par une certaine ubérisation de l’économie, se sont convertis à un nouveau monde qui leur paraissait fermé jusqu’alors.
Démocratiser le financement bancaire
Pourtant, tous ne sont pas béats. Pour Karim Mariko, un problème de taille subsiste, celui de l’accès au crédit : « Il faut démocratiser le financement bancaire pour que les entrepreneurs puissent se développer ». Ahmed Bouzouaïd, de Muse D territoires, abonde dans ce sens : « C’est vrai que défendre un business plan sur trois à cinq, c’est faire de l’astrologie. Il y a de l’émergence, c’est bien. Mais il faut aider ceux qui ont déjà créé quelque chose, c’est eux qui vont créer de l’emploi. » Aziz Senni abonde : « Il faut aussi aider à pérenniser les entreprises installées, qui se sentent seules ». En guise de réponse, le patron des patrons confie à Presse & Cité qu’il rêve d’une solution expérimentale : la démocratisation du financement des entreprises. « La fiscalité du capital doit s’améliorer : quand vous mettez de l’argent dans une entreprise, vous êtes taxé à 60%. Or, chaque concitoyen doit pouvoir mettre son argent dans l’économie, pas dans les PEA ! Et il faut pouvoir déduire les pertes éventuelles de sa feuille d’imposition ». Des solutions qui correspondent en tous cas aux recettes traditionnelles de l’organisation patronale, et à ses combats du moment.
"On ne vend pas du rêve : tout le monde ne deviendra pas entrepreneur"
Malgré l’enthousiasme des pupilles des Déterminés, Moussa Camara essaie cependant de garder la tête froide : « Il faut que l’entreprenariat soit accessible dans tous les quartiers, à tout le monde, même quand on a des lacunes, parce qu’on a toujours des compétences quelque part, même quand on les ignore. Bien sûr, tout le monde ne deviendra pas entrepreneur, on ne vend pas du rêve, mais on veut au moins apprendre aux gens à faire la part des choses quand ils ratent leur projet. On peut se casser la gueule mais on doit surtout changer de posture, d’état d’esprit, même quand on retourne au salariat : il ne faut pas rester chez soi ». A quoi Ahmed Bouzouaïd répond, comme en écho : « Entreprendre n’est pas un aboutissement, c’est un épanouissement ». Mais Pierre Gattaz semble admiratif des parcours des jeunes présents, lui qui a grandi une cuillère en argent dans la bouche : « Partir de zéro, c’est époustouflant. J’ai vu cette énergie qu’on ne voit jamais à la télé. A Radiall (entreprise fondée par son père, Ndlr), on n’avait que des ingénieurs. On nous a dit qu’il fallait plus de diversité, qu’il fallait aussi un peu de créatifs, des gens imaginatifs comme à Canal + ! »
"La création d'entreprise est nécessaire à la non reproduction des élites"
Ce dernier allait même plus loin lors d’une conférence de presse au Medef, le 2 février, où il côtoyait déjà Moussa Camara : « Nos valeurs correspondent aux attentes de la société : la volonté de construire un monde meilleur. La création d’entreprise est nécessaire à la non reproduction des élites et face aux blocages en matière d’intégration. Face au chômage de masse, il faut pouvoir créer son emploi. L’entreprenariat est un autre modèle que le salariat, où l’on doit avoir le droit à l’échec. Et là le diplôme, sans l’étincelle, ne vaut rien. C’est l’idée des Déterminés ». Un véritable projet de société, qui est le corollaire d’une certaine « ubérisation » de l’économie, dont les entrepreneurs des banlieues sont particulièrement friands, et qui se décline en une série de caractéristiques : moins de charges sociales (et moins de droits sociaux), une création d’activité et une mise en relation avec les clients facilitées (notamment grâce au numérique), un travail plus flexible (voire plus précaire), des liens plus ou moins flous entretenus avec les donneurs d’ordre (une frontière ambiguë entre salariat et entrepreneuriat), un modèle de développement économique de l’entreprise mère (facilitatrice) fondé sur la transgression – pour dire les choses de manière euphémisée (en matière de droit du travail et de fiscalité : contournement du droit du travail et évasion fiscale).
"Cette formation, c'est un bon point pour les partenaires financiers"
Autant d’éléments « macro » qui échappent totalement à ceux à qui les décideurs ne s’intéressent jamais, d’habitude. Ainsi, l’un des « déterminé », Ibrahim Diawara, est conquis par l’expérience : « Cette formation m’a surtout appris à ne plus avoir peur : au début, j’avais peur qu’on me vole mon idée, je ne voulais pas en parler. Là, au contraire, j’en ai beaucoup parlé avec d’autres, je me suis créé un réseau, je me suis renforcé, et non pas fragilisé en en parlant. Et faire cette formation, c’est un bon point pour les partenaires financiers ». D’ailleurs, Ibrahim Diawara semble avoir trouvé ses premiers clients, Clesia, un des partenaires des Déterminés, pour son projet d’agence de location de voiture pour conducteur en situation de handicap, Mobil’car.
Passer de l'univers des quartiers à celui de l'entreprise
C’est aussi en créant une communauté qui permet aux entrepreneurs en herbe, qui se sentent souvent seuls dans cet univers peu familier des habitants des quartiers, que Les déterminés agit. Ibrahim Diawara en témoigne : « Après la formation, avec les autres déterminés, on a créé un groupe Whatsapp et on échange sur chacun de nos projets. On s’entraide les uns les autres. Si je suis mauvais sur les Business plan, quelqu’un d’autre de la formation va m’aider. En échange, je vais aider un autre à trouver des locaux. On a créé un petit clan, qui fait qu’on se sent moins seul après la formation, alors que certains avancent plus vite que d’autres ». La formule gagnante des Déterminés est bien celle-là : la facilitation du passage de l’univers des quartiers à celui de l’entreprise. La session 2016, deuxième du nom, permettait ainsi à 16 jeunes de suivre 5 semaines de formation à la création d’entreprise, épaulés par des entrepreneurs issus du carnet d’adresse du Medef, et par des organismes d’accompagnement : apprendre à élaborer un Business plan, à « pitcher » son projet, à comprendre des rudiments de comptabilité, à négocier avec les banques, le tribunal de commerce ou les clients… et l’ensemble surtout à partir d’exercices pratiques.
Le projet des Déterminés a incontestablement créé un appel d’air. S’y engouffrent des centaines, voire des milliers de jeunes des quartiers qui veulent s’insérer dans le monde du travail coûte que coûte, et voient une nouvelle porte s’ouvrir, qui n’existait pas précédemment. Mais ce projet de formation de jeunes entrepreneurs en herbe montre aussi en creux les besoins non satisfaits des entreprises déjà existantes dans les quartiers : celui de monter en puissance, de se développer ou plus simplement de pérenniser leur activité. Ce qu’ils ne parviennent pas à faire avec le fonctionnement économique (et notamment bancaire) actuel. Là devrait être la réelle fonction du Medef, qui œuvre dans le monde de la grande entreprise et du « plaidoyer » en direction des institutions.