Les conséquences des révoltes au Maghreb : en France, on n’immole que les voitures

Le 10-03-2011
Par xadmin

Les révoltes dans les pays Arabes sont unanimement saluées chez les Français « issus de l’immigration ». En particulier dans une jeunesse dont le mode de vie et de pensée convergent fortement de part et d’autre de la méditerranée. Même si les situations n’ont absolument rien à voir, les révoltes maghrébines peuvent-elles cependant donner envie de s’engager dans les quartiers populaires français? D'autant plus que dans une situation sociale explosive, face aux discriminations, à la ghettoïsation, la lepénisation, la stigmatisation de l’islam par les plus hautes instances étatiques,  le fatalisme vis-à-vis de toute action politique domine.

En France, on n’immole que les voitures

Le 22 février, un article très provocateur du Bondy-blog demandait : « Faut-il s’immoler en banlieue ? ». Puis égrenait la liste de maux qui frappent les quartiers populaires. A quoi un travailleur social du Val d’Oise répond tout aussi ironiquement : « En banlieue, on immole seulement des voitures ! ». D’autres sont plus choqués par la comparaison. Ainsi Sabri Haddad, éducateur, militant PS en Seine-Saint-Denis et président trentenaire de la toute nouvelle association « Tunisie Sans Frontière », juge : « Je trouve ça très déplacé. Il y a des milliers de morts au Maghreb. En banlieue, ce n’est pas une révolution qu’il faut, c’est un changement de politique au niveau national. » Cependant, il reconnaît que ces mouvements au sud de la méditerranée « remontent le moral » : « dans un moment où tu perds un peu espoir, ça a permis de positiver le discours : on peut quand même se battre, résister. Ca parle aux gens. Il y a un respect, une admiration vis-à-vis de ces mouvements », poursuit M. Haddad. Du coup, dans l’actuelle campagne des cantonales, l’argument serait utilisé, notamment à Gauche et chez de jeunes organisations issues des quartiers comme Emergence, pour pousser à la mobilisation. Wajdi Liman, formateur pour travailleurs sociaux à Garges et président d’une jeune association née suite aux récents événements, l’Union pour la Tunisie, va dans le même sens : « Plus personne ne dit les manifs ça ne sert à rien. On l’a bien vu, comme avec l’Intifada ou la deuxième guerre en Iraq, il y a des gens qui sont entrés en militance. » Mais pour nuancer aussitôt : « C’est comme pour les gens qui comparent avec les ghettos américains ou la Palestine : ça ne tient pas la route. On ne peut pas créer des situations artificielles. Il n’y a que les Indigènes de la République qui pensent ça ! »

Conscience patriotique…


Il faut cependant reconnaître, comme le juge Wajdi Liman, que « face à la diplomatie d’état à état, une diplomatie des sociétés civiles s’est mise en place », à la base de laquelle se trouvent de jeunes franco-tunisiens qui ressentent une vraie proximité, grâce aux échanges, aux réseaux sociaux, aux voyages des uns et des autres par-dessus la méditerranée. Une nouvelle conscience collective pointe. Sabri Haddad : « Après la chute de Ben Ali, beaucoup d’associations se sont crées : les gens se réunissent toutes les semaines, il y a des projets politiques, humanitaires, culturels… tous ces gens, je ne les voyais pas dans les manifestations habituelles. » Cela est-il tourné uniquement vers les pays d’origine, dans une sorte de sentiment communautaire revivifié ? A en juger la réapparition de drapeaux nationaux dans les manifestations et sur les pages Facebook, on le jurerait. Nadhem, tunisien récemment arrivé en France, se souvient d’une amie qui disait ne « pas se sentir forcément tunisienne… Mais pendant les manifs, elle chantait l’hymne national tunisien, avec une grande émotion. Donc c’est vrai que cet événement-là a fait qu’il y a eu un lien, un nouveau rapport qui s’est créé avec la Tunisie ». A présent, c’est une autre forme de fierté qui voit le jour. Yazid, militant aguerri né en France et qui a vécu les mobilisations en France et en Tunisie, clame : « nous sommes fiers d'être Tunisiens pour avoir montré l'exemple, pour avoir été les "chantres" de la victoire des valeurs universelles. Aujourd'hui les Tunisiens se prennent à rêver de la libération des peuples arabes, et bien sûr de la Palestine ». Pour Nadhem, le regain de patriotisme ne remet pas en cause l’intérêt de s’impliquer en France : « Je pense qu’il est important que la mobilisation soit menée sur les deux rives. Les Tunisiens ont besoin de ceux qui vivent à l’étranger et  ceux qui vivent à l’étranger, la preuve en est, ont un lien avec ceux qui vivent là-bas ».

…ou conscience globale ?

Certains pourtant veulent y voir l’émergence d’un sentiment plus vaste. Le rappeur Axiom*, très sceptique sur l’incidence que tout cela aura en France, juge : « plus que quelque chose de communautaire, ces révoltes ont fait naître une conscience globale, démocratique, dans la jeunesse, qui dit : non, les Arabes n’en ont pas rien à faire de la démocratie ! » Wajdi Liman remarque que « les gens ont commencé à se rassembler, avec une grosse méfiance vis-à-vis des darons, parce que la plupart d’entre eux ont été passifs avec les gouvernement tunisien : ils étaient souvent membres de l’Amicale des Tunisiens, c’est-à-dire le RCD [parti de Ben Ali] en France. » La jeunesse des révoltés va de pair avec l’usage intensif d’Internet, du cyber-militantisme et d’Al-Jazira. Autant d’éléments qui aident à l’unification de cette conscience : « C’est l’une des chaînes les plus regardées dans les quartiers, même si beaucoup de jeunes ne parlent pas ou mal arabe. Mais ils en parlent avec les parents », assure MC, haut-fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur en Seine-Saint-Denis. « Aux Beaudottes, à Sevran, des habitants sont descendus dans les halls d’immeuble pour chasser des dealers en disant : « On va leur faire Dégage ! comme en Tunisie ! » Il y a des points communs, c’est une jeunesse qui regarde les mêmes films, écoute les mêmes musiques », poursuit cet agent de l’Etat. « Et il y a aussi des situations personnelles terribles ici. Il y a de plus en plus de situations qui poussent au désespoir. La question se posera demain pour toutes ses villes qui connaissent une jeunesse très nombreuse… qui va canaliser sa révolte ? Le sentiment d’émancipation ne vient pas tout de suite. Toute proportion gardée, après la seconde Guerre mondiale, la décolonisation ne s’est pas faite tout de suite mais des années après la prise de conscience de la faiblesse des pays coloniaux…»

Et demain ?


« Ici, les gens sont individualistes, assène Axiom. Ils restent observateurs, pas acteurs de ces événements. Il n’y a aucun relais massif de solidarité. Même les émeutes de 2005, ça n’a pas conscientisé. Il y a des élans anarchiques dans la jeunesse, mais on n’a pas grand-chose à quoi se raccrocher face au libéralisme. On est dans des luttes de droits civiques, pas dans des luttes anti-système. La France est prise par une morosité qui ne pousse pas à des élans de vie. Mais ce statu quo est celui qui précède les tempêtes… » Yazid estime lui que certaines dynamiques actuelles dans la société française augmenteraient les risques d’une explosion dans les quartiers populaires. Et en particulier « l'islamophobie qui devient un phénomène de société, l’accroissement des inégalités et le renforcement de la politique répressive. » Toutefois « explosion sociale ne veut pas forcément dire révolution ». Si les déshérités des régions intérieures de Tunisie ont impulsé la révolution, il y a eu « une jonction avec les autres classes plus aisées, notamment les classes moyennes. » Or en France [il] « imagine mal un embrasement généralisé au-delà des quartiers populaires, tant la société est cloisonnée et tant les gens sont montés les uns contre les autres par le gouvernement. »
De toute évidence, la fameuse « rue Arabe », concept polémique et décrié par beaucoup de spécialistes qui évoquerait une sorte « d’opinion publique » au sein de régimes où justement la liberté d’opinion était naguère impossible, n’existe pas en France. Mais la période estivale et son lot de retours au pays pour visiter la famille sera-t-elle une nouvelle étape dans le renforcement d’une communauté de vision ? Une opinion publique serait-elle en train de naître dans les quartiers populaires en référence à une fierté née aux révoltes du Maghreb ?

Erwan Ruty avec la participation de Michel F.


*Axiom AkA Hicham, album à paraître le 14 mars chez Columbia
 

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